Contexte
deuxième séance du 13 janvier 2009
débat sur la loi organique mettant en œuvre la réforme des institutions voulue par N.Sarkozy et votée par le Congrès le 21 juillet 2008.
Il s’agit là d’une étape intermédiaire qui va permettre une réforme en profondeur du Règlement. La mesure principale consiste à mettre en place des mécanismes qui permettront de limiter le temps des débats parlementaires ( en particulier le temps programmé – procédure qui interdira aux députés d’un groupe de défendre leurs amendements si le « temps programmé » est atteint ).
Les socialistes montent au créneau contre cette réforme. A la fin de la troisième séance, ils annonceront même qu’ils ne défendront pas leurs amendements … visant à défendre le droit d’amendement !
Jean-Marc Ayrault est leur porte-parole.
à lire ( contexte/ chronologie/ … )
réformer l’Assemblée nationale ?_rétro-débats 2008-2009
Jean-Marc Ayrault. J’ai été le président d’un groupe majoritaire. Ce que vous ressentez parfois, je l’ai ressenti comme vous. Comme vous, j’ai dénoncé la multiplication des amendements, les fameux « amendements cocotiers» – expression due aux pratiques de M. Toubon lors du débat sur la loi des nationalisations. Comme vous, il m’est arrivé de ronger mon frein lorsque l’opposition d’alors – c’est-à-dire vous, mesdames et messieurs les députés de droite – monopolisait la parole, et que la consigne sur nos bancs était de ne pas répondre aux provocations. Comme vous, j’ai été requis en pleine nuit pour assurer une majorité dans l’hémicycle. Comme vous, j’ai terminé certaines séances excédé par la longueur des échanges.
M. Marc Bernier. Très bien !
M. Lionnel Luca. Et donc ?
M. Jean-Marc Ayrault. C’est un fait : le soutien dû au Gouvernement agit parfois comme une camisole d’ennui sur le député de la majorité. Pour autant, je n’aurais jamais imaginé qu’on ose revenir sur le droit de chacun d’entre nous à exprimer une position personnelle ou de groupe, à travers le dépôt et la défense des amendements. C’est là une conviction profonde que je veux ce soir défendre devant vous.
M. Marc Laffineur. Ce n’est pas le problème !
M. Jean-Marc Ayrault. Je me souviens, à ce propos, de la leçon que prodiguait l’un de vos glorieux prédécesseurs, qui a été pour beaucoup d’entre vous un modèle. Lorsque Pierre Mazeaud rencontrait les nouveaux députés de son groupe, il les implorait de ne pas déserter le travail de discussion sur les textes ; il leur demandait de ne pas s’en tenir au caractère formel des discussions générales ; il demandait aux députés de son groupe d’insister « sur toutes les possibilités d’intervention existant lors de la discussion des articles d’un projet ou d’une proposition de loi ; il y a les amendements, » disait-il, « les sous-amendements, sans négliger les interpellations du ministre, du rapporteur, de l’auteur de l’amendement ».
Préserver, entretenir cette flamme démocratique, cette passion commune du débat, est notre devoir commun
Jean-Marc Ayrault. Cette conception-là de la démocratie parlementaire n’est, hélas ! pas celle de l’actuel Président de la République. C’est bien là tout le problème. [ … ]
Le temps que défend aujourd’hui M. le secrétaire d’État, c’est en réalité le rythme que lui a recommandé son frénétique Président : le temps dans lequel vit Nicolas Sarkozy – nous l’avons tous compris depuis longtemps – est celui des annonces. À chaque jour son message, son image !
Dans ce tourbillon médiatique, chaque image doit tout à la fois marquer les esprits pour donner l’illusion de l’action et chasser la précédente pour empêcher tout suivi et toute contestation. Une fois le Vingt heures passé, je suis désolé de dire que c’est le Parlement que vous voulez éteindre. C’est bien cela le drame.
Le temps de Nicolas Sarkozy, c’est celui des spin doctors, du marketing électoral, de la politique spectacle. Son horizon ne dépasse pas une journée ; eh bien le temps que je veux défendre devant vous – et j’en viens au fond, monsieur Jacob –, ce n’est pas le même : c’est le temps du Parlement! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. Benoist Apparu. Quel rapport avec le droit d’amendement ?
M. Jean-Marc Ayrault. C’est le temps de l’analyse des textes, de leur évaluation.
C’est le temps des auditions qui permettent la contre-expertise.
C’est le temps de la confrontation entre une majorité et une opposition qui, par leurs échanges, font vivre la démocratie.
C’est le temps de la délibération collective, qui permet de corriger, d’amender, d’améliorer une copie forcément imparfaite du Gouvernement.
C’est le temps des commissions, bien sûr, le temps du débat public dans l’hémicycle, des motions de procédure et de la discussion générale. Mais c’est surtout le temps du débat d’amendements.
Car le débat d’amendements, c’est le moment de l’interpellation directe. Ici, la confrontation est sans filtre : Gouvernement, commission, majorité, opposition, chacun est placé devant ses contradictions – ou tout au moins devant ses contradicteurs.
Sans parlement, la vie politique ne serait qu’une suite de monologues. Où alors aurait lieu la confrontation ?
La vie politique ne peut se limiter à un échange de communiqués entre la rue de La Boétie et la rue de Solférino ! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
La seule question qui vaille, c’est celle de la revalorisation de nos travaux.
La précipitation dans laquelle nous travaillons depuis dix-huit mois n’est pas gage d’efficacité. Elle est, au contraire, source d’affaiblissement de la règle. Alors que nous rêvons tous de rendre à la loi son autorité, que se passe-t-il avec cette inflation législative et cette improvisation ? Exactement l’inverse.
La bonne loi, mes chers collègues, a besoin de temps. Ce n’est pas un hasard si les lois qui ont traversé les époques sont aussi celles qui ont fait l’objet des discussions les plus acharnées. Comme le dit d’ailleurs le professeur Carcassonne, déjà cité,…
M. Jean-François Copé. Excellent constitutionnaliste !
M. Benoist Apparu. Il faut que vous l’écoutiez !
M. Jean-Marc Ayrault. …ces lois, ces bonnes lois sont celles qui « naquirent d’un processus patient, qui leur avait permis de mûrir, de sorte que les évolutions ultérieures les ont complétées sans les remettre en cause ». Il a ainsi fallu deux ans de débat pour la liberté d’association, un an pour la loi de séparation des églises et de l’État.
Plusieurs députés du groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche. Eh oui !
M. Jean-Marc Ayrault. Alors qu’il a fallu plus d’un an pour bâtir la loi sur la liberté de la presse qui nous régit encore, vous avez présenté les soixante-dix-sept petites heures de débat que nous avons, excusez-nous, arrachées en décembre sur l’indépendance de l’audiovisuel public comme une intolérable obstruction.
M. Bernard Roman. Prenez-en de la graine, messieurs de la droite !
[…]
M. Jean-Marc Ayrault. Qui s’intéressera alors à nos travaux lorsque tout enjeu aura disparu, lorsque tous les débats seront pliés d’avance et verrouillés ? Qui les commentera ? Qui assistera à un film dont on prendra soin de donner l’issue avant même qu’il ne débute ?
La fièvre qui a accompagné tous les grands moments dans cet hémicycle disparaîtra et, avec elle, toute passion, cette passion nécessaire décrite avant nous brillamment par Hugo, Zola, Stendhal, ou, plus proche de nous, Éric Orsenna, qui imaginait son héros hanter l’hémicycle hors session, pour y consulter un recueil des grands débats parlementaires.
M. Jean-François Copé. C’est Casimir le grand débat ?
M. Jean-Marc Ayrault. C’est ce livre des grands débats parlementaires que nous vous demandons de ne pas refermer aujourd’hui par vos dispositions, celles de la loi organique et du règlement, que vous voulez nous imposer.
Ne transformez pas cette chambre en théâtre d’ombres. Faites en sorte que l’avenir de cette institution ne soit pas celui d’un simple greffe auprès duquel chaque groupe viendra désormais déposer ses positions. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Mes chers collègues, de quoi aurons-nous l’air lorsque la guillotine du chronomètre interrompra la défense d’un amendement ?
Comment répartirons-nous le crédit temps sinon à la proportionnelle – je vous pose la question, il faudra bien y répondre ?
Et dans ce cas, de quel temps disposerons-nous, de quel temps disposera le Nouveau Centre, quel temps restera-t-il au groupe de la Gauche démocrate et républicaine ? (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.)
Que feront les non-inscrits, parmi lesquels nous comptons aujourd’hui un ancien candidat à la présidentielle ?
Que feront les parlementaires de l’UMP qui souhaiteront exprimer leur singularité ou leur créativité ? Voilà autant de questions auxquelles personne ne veut répondre, ni dans la majorité ni au Gouvernement, pour des raisons malheureusement évidentes : vous voulez changer profondément la nature des travaux parlementaires. Voilà la vérité ! Voilà le danger !
M. Alain Cacheux. Eh oui !
M. Jean-Marc Ayrault. Mes chers collègues, le droit d’amendement ouvre un droit de parole pour l’opposition. Il lui donne l’instrument d’une pédagogie en direction des citoyens. Il lui permet de faire la démonstration de sa capacité d’alternance. L’exercice de ce droit permet à l’opposition de présenter ses contre-propositions, sans que cela retarde le programme de travail de la majorité.
Jean-Marc Ayrault. Nous voulons choisir notre temps. Il y a quelques textes qui, par l’importance que l’opposition leur accorde, supposent un débat plus ample. C’est pour l’opposition le moyen d’informer, voire d’alerter l’opinion.
L’opposition n’a d’autre pouvoir que celui d’obliger parfois la majorité à revenir sur ses pas, à mieux envisager les conséquences de ses actes, à considérer à nouveau une question.
M. Benoist Apparu. C’est pour cela qu’il faut de bons discours, et pas des milliers d’amendements. Un bon discours, ça suffit !
M. Jean-Marc Ayrault. C’est son seul pouvoir. Ne le lui retirez pas. Ce serait dangereux pour la démocratie, mais aussi pour vous-même, je viens de le démontrer. Ce droit, ce pouvoir, c’est l’essence même du libéralisme politique. Écoutez Mme la professeure Ponthoreau.
M. Benoist Apparu. Citez-nous Carcassonne !
M. Jean-Marc Ayrault. C’est fait.
M. Benoist Apparu. Une partie seulement.
M. Jean-Marc Ayrault. « Dans la pensée libérale, la concurrence est valorisée, notamment celle des idées […]. À ce titre, l’opposition est l’expression de la liberté politique et donc d’une valeur en soi. Si elle n’est pas protégée, la majorité elle-même ne l’est pas car ceux qui la composent perdent la liberté de changer d’opinion. »
C’est cela le débat, écouter les autres pour évoluer, changer éventuellement, améliorer. C’est cela notre travail de législateur. Pour cela, il faut du temps, il faut préserver ce droit imprescriptible, ce droit sacré d’amendement que vous mettez en cause dans ce projet. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
M. Benoist Apparu. Pour cela, il faut des bons amendements, pas des amendements d’obstruction !
M. Jean-Marc Ayrault. Mesdames et messieurs les députés de la majorité, si vous ne doutez pas de vous-mêmes, alors ne craignez aucune obstruction car tout ce qui se déroule ici est placé sous le regard de notre souverain – rassurez-vous, je ne parle pas de Nicolas Sarkozy, j’évoque l’arbitre ultime de tous nos conflits, qui se tient au-dessus de vous comme au-dessus de nous, un pouvoir dirigeant, celui du peuple. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)
Aucun blocage, fût-il temporaire, n’est possible sans le soutien de nos concitoyens. Les batailles parlementaires sont moins départagées par le vote final que par l’approbation majoritaire ou minoritaire des Françaises et des Français. Toutes les batailles engagées ne sont d’ailleurs pas victorieuses, il y a des combats qui sont populaires. Le CPE par exemple.
M. Bernard Roman. Voilà !
M. Jean-Marc Ayrault. Il y a ceux lors desquels nous ne parvenons pas forcément à convaincre sur le moment, je pense cette fois aux montagnes d’amendements que nous avions déposées sur le statut de Gaz de France. L’essentiel, c’est-à-dire la sanction par le peuple souverain, c’est cela qui compte et qui est le plus important. Ne dites pas le contraire, mes chers collègues, aucune minorité n’a jamais bloqué la majorité. Cette dernière conserve le pouvoir en dernière instance, et c’est bien légitime, d’adopter les projets de son choix. Il est malhonnête de faire croire le contraire.
Et si ces questions que vous adresse un homme de gauche ne vous touchent pas, laissez-moi – et ce seront mes derniers mots – vous lire ces quelques lignes d’un discours que vous ne pouvez ignorer et qui nous met en garde contre toute dérive autoritaire :
« La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu’il s’agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts, dépassent peu à peu toute mesure. À chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. À la fin, le ressort se brise. L’édifice grandiose s’écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue (« Oh là là ! » sur les bancs du groupe UMP), plus bas qu’elle n’était avant que l’aventure commençât. »
Vous le savez, chers collègues de la majorité, ces phrases ont été prononcées par de Gaulle à Bayeux en 1946. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Je ne pensais pas, lorsque je suis devenu parlementaire, que je serais amené un jour à citer en référence les analyses du fondateur de la Ve République. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)
Certains y verront peut-être la marque de je ne sais quel désarroi. Il s’agit plutôt du désir de les convaincre. (« C’est raté ! » sur les bancs du groupe UMP.)
Pour passer de l’omniprésence à l’omnipotence, il n’y a qu’un pas. On exige de nous que nous le franchissions. Au nom de ce droit sacré d’amendement, qui est notre patrimoine démocratique commun, nous vous demandons solennellement de ne pas le faire. (Mmes et MM. les députés du groupe SRC se lèvent et applaudissent vivement. – Applaudissements sur les bancs du groupe GDR.)
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