Dans ce discours prononcé le 21 mai 1850 devant l’Assemblée nationale,
HUGO s’en prend à un projet de loi
visant à réduire de façon drastique le suffrage universel.
« Le côté efficace, politique, profond du suffrage universel,
ce fut d’aller chercher dans les régions douloureuses de la société […] l’être courbé sous le poids des négations sociales, l’être froissé qui, jusqu’alors, n’avait eu d’autre espoir que la révolte et de lui apporter l’espérance sous une autre forme et de lui dire : « Vite ! Ne te bats plus ! « ;
ce fut de rendre sa part de souveraineté à celui qui, jusque-là, n’avait eu que sa part de souffrances ;
ce fut d’aborder, dans ses ténèbres matérielles et morales, l’infortuné qui, dans l’extrémité de sa détresse, n’avait d’autre arme, d’autre ressource, d’autre défense que la violence, et de lui retirer la violence, et de lui mettre dans les mains, à la place de la violence, le droit.
Oui, la grande sagesse de la révolution de février, sa grande sagesse et, en même temps, sa grande justice, ce fut ce suffrage universel, qui, non seulement confond et unit le bourgeois et le prolétaire dans l’exercice du même pouvoir souverain […] [mais] qui va chercher dans l’accablement, dans l’abandon, l’homme de désespoir, et qui lui dit : « Espère ! « , l’homme de colère et qui lui dit : « Raisonne ! « , le pauvre, l’indigent, le malheureux, le déshérité, comme on l’appelle, et qui le sacre citoyen.
En attribuant aux classes souffrantes leur part légitime de puissance, [le suffrage universel] leur donne nécessairement le calme : tout ce qui grandit l’homme l’apaise.
Le suffrage universel dit à tous : « Soyez tranquilles, vous êtes souverains ! […] Vous allez travailler dès à présent au grand œuvre de la destruction de la misère, par des hommes qui seront à vous , par des hommes en qui vous mettrez votre âme, et qui seront, en quelque sorte, votre main.
Puis, à ceux qui seraient tentés d’être récalcitrants, il dit : » Avez-vous voté ? Oui ! votre droit est épuisé ; tout est dit. Quand le vote a parlé, la souveraineté a prononcé. Une fraction ne peut pas et ne doit pas défaire, ni refaire l’œuvre collective ; vous êtes citoyens, vous êtes libres ; votre heure viendra, sachez l’attendre.
Dissoudre les animosités, désarmer les haines, faire tomber a cartouche des mains de la misère, relever l’homme injustement dégradé et assainir l’esprit malade par ce qu’il y a de plus pur au monde, le sentiment du droit librement exercé ; reprendre à chacun le droit de force qui est le fait naturel, et lui rendre, en échange, la part de souveraineté qui est le fait social ; montrer aux souffrances une issue vers la lumière et le bien-être ; ajourner les échéances révolutionnaires et donner à la société avertie le temps de s’y préparer ; en un mot, inspirer aux masses cette patience forte qui fait les grands peuples, voilà l’œuvre du suffrage universel.
Il y a un jour dans l’année
où celui qui vous obéit se voit votre pareil ,
où celui qui vous sert se voit votre égal,
où chaque citoyen, entrant dans la balance universelle, sent et vérifie, pour ainsi dire, la pesanteur spécifique du droit de cité,
où le plus petit fait l’équilibre au plus grand […],
où le manœuvre, la journalier, l’homme qui porte les fardeaux, l’homme qui gagne son pain à la sueur de son front, juge le sénat, prend dans sa main durcie et ennoblie par le travail tous les pouvoirs, les ministres, les représentants, le président de la République, et dit : « La puissance, c’est moi ! «
Il y a un jour dans l’année
où le plus impertinent des citoyens participe à la vie immense du pays tout entier,
où la plus étroite poitrine se dilate à l’air des grandes affaires publiques.
Il y a, dis-je, un jour dans l’année
où le plus faible sent en lui la grandeur de la souveraineté nationale,
où le plus humble sent en lui l’âme de la patrie !
Quel accroissement de dignité pour l’individu, et, par conséquent, de moralité !
[…]
C’est la fin de la violence,
c’est la fin de la force brutale,
c’est la fin de l’émeute,
c’est la fin du fait matériel, et c’est le commencement du fait moral ;
c’est […] le droit d’insurrection aboli par le droit du suffrage.
[…]
Le mode de création pacifique du progrès était substitué au mode violent. L’homme des classes souffrantes […] s’était senti rehaussé par la confiance sociale ; ce nouveau citoyen, que j’appelle sans hésiter un citoyen restauré, était entré dans la société avec une dignité sereine. […] Ce malheureux autrefois redoutable [était maintenant] réconcilié, apaisé, confiant, fraternel . […] Le port était trouvé, […] le pacte était conclu .
[…]
[Mais la loi que vous voulez faire voter] attribue à une fraction du peuple l’exercice de la souveraineté qui n’appartient qu’à l’universalité du peuple ; elle fait gouverner féodalement trois millions d’exclus par six millions de privilégiés.
[Pourquoi cette « agression » ?]
C’est parce qu’il a plu au peuple, après avoir nommé qui vous vouliez [Napoléon III)] , ce que vous aviez trouvé fort bon , de nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous trouvez mauvais ;
c’est parce qu’il est présumable, qu’il a la hardiesse de changer d’avis sur votre compte depuis que vous êtes le pouvoir, et qu’il peut comparer les actes aux programmes, et ce qu’on a tenu avec ce qu’on avait promis ;
c’est parce qu’il semble se permettre de ne pas admirer le gouvernement comme il convient ;
c’est parce qu’il use de son vote à sa fantaisie, ce peuple ; parce qu’il paraît avoir cette audace inouïe de s’imaginer qu’il est libre, et que, selon toute apparence, il lui passe par la tête cette autre idée étrange, qu’il est le souverain ;
c’est enfin parce qu’il a l’insolence de vous donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin, et de ne pas se prosterner purement et simplement à vos pieds.
Là-dessus, vous vous indignez, vous vous emportez ; vous déclarez la socité en danger, vous vous écriez : « Nous allons te punir, peuple ! Nous allons te châtier, suffrage universel ! «
[…]
Ce qui sort du suffrage universel, c’est, sans nul doute, la liberté, mais c’est encore plus le pouvoir que la liberté. Le suffrage universel, au milieu de nos oscillations dangereuses, crée un point fixe ; et ce point fixe, c’est la volonté nationale légalement manifestée […], c’est-à-dire l’ancre d’airain qui ne casse pas, et que viennent battre tour à tour le flux des révolutions et le reflux des réactions.
Pour que le suffrage universel puisse créer ce point fixe, pour qu’il puisse dégager la volonté nationale dans sa plénitude souveraine […] il faut qu’il soit bien réellement et bien complètement le suffrage universel ; il faut qu’il ne laisse personne, absolument personne, en dehors du vote ; il faut qu’il fasse de la cité la chose de tous ; car, remarquez-le bien, faire une exception, c’est commettre une usurpation.
[…]
[Le suffrage universel], c’est le point d’appui, c’est inébranlable point d’appui qui suffirait à un Archimède politique pour soulever le monde.
Ce droit de suffrage […] fait partie de l’entité même du citoyen ; ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n’est pas, ce droit qui fait plus que le suivre, qui s’incorpore à lui, qui naît avec lui pour ne mourir qu’avec lui , ce droit imperdable, inaliénable, essentiel, personnel, sacré, vivant [Interruptions.] … ce droit qui est, en quelque sorte, la chair et l’âme du citoyen et de l’homme même.
Au fond de la conscience de tout citoyen […] il y a un sentiment sublime, sacré, incorruptible, indestructible, éternel, le droit !
ce sentiment qui est l’élément même de la conscience humaine,
ce sentiment que l’écriture appelle la pierre de granit de la justice, le droit ! voilà le rocher sur lequel viennent échouer et se briser les iniquités, les mauvaises fois, les mauvais desseins, les mauvais gouvernements ;
voilà l’obstacle caché, invisible, obscurément perdu au plus profond des esprits, mais incessamment présent et debout, auquel vous vous heurterez toujours, quoi que vous fassiez, et que vous n’userez jamais. Je vous le dis, vous perdez vos peines ; vous ne le déracinerez pas, vous ne l’ébranlerez pas ; vous arracheriez plutôt l’écueil du fond de la mer que le droit du cœur du peuple ! Je vote contre le projet de loi.
Moniteur Universel, n° 142, du 22 mai 1850, p.1762-1763
cité dans Les grands discours parlementaires du XIX° siècle, éd. Assemblée nationale & Armand Colin