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20 septembre 2010 ( débat sur les retraites )
Non, monsieur Accoyer, le débat n’est pas… le « prix à payer » !
par DENIS MERIAU, un citoyen ordinaire qui s’intéresse aux débats de l’Assemblée
20.09.10
Monsieur ACCOYER.
« La réforme des retraites méritait mieux qu’une bataille d’obstruction. » Écrivez-vous (Le Monde/18 septembre). Qu’il soit permis à un citoyen ordinaire de réagir à votre « point de vue ».
Je ne le ferai pas en évoquant, comme vous le faites, des questions de procédure. Chacun son job ! Je le ferai, tout simplement, en essayant de répondre, à ma façon, à la question toute simple : « à quoi servent les débats de l’Assemblée nationale ? »
Au commencement – jusque-là, vous serez d’accord avec moi — est le vote. Par son vote, le citoyen a dit ce qu’il pensait, ce qu’il souhaitait. Le député élu est arrivé au Palais-Bourbon avec sa musette pleine de nos desideratas, de nos peurs, de nos attentes, de nos revendications. Chacun d’eux – et ils sont 577 ! — est porteur d’une multitude de paroles segmentées, fractionnelles, contradictoires, dont il se doit de faire écho et à partir desquelles il doit élaborer la loi, qui sera la loi de tous.
Les débats vont servir à donner corps, chair, vie, sens, forme… et force à la loi [voir blog : http://karlcivis.blog.lemonde.fr/ ]La difficulté vient du fait que la loi va s’appliquer à tous, même à ceux qui n’ont pas voté pour la majorité en place et qui – c’est le cas, à l’évidence, avec la réforme des retraites – ne sont pas du tout d’accord avec les mesures prises. Tel est le lot de la démocratie : la loi du nombre s’impose. (« Une majorité élue par le peuple doit [aussi] pouvoir mettre en œuvre le programme approuvé par les Français. », dites-vous – oubliant, pour la circonstance, que la retraite à 60 ans ne faisait pas partie dudit programme !) C’est le règne souverain de la majorité.Alors, pour que celui qui n’a pas souhaité la loi en question accepte quand même de s’y soumettre, il faut que cette loi soit discutée, mise en pièce ; il faut que l’on pèse le pour et le contre, que l’on se demande s’il n’y a pas d’autres solutions, d’autres « alternatives ».
L’opposition est là pour faire entendre la « voix » de ceux qui avaient choisi une autre « voie », une autre loi. Et la violence qui se manifeste dans certains débats – entre autres, sous forme de ce que vous appelez « obstruction » — n’est que la réponse à cette violence fondatrice du contrat citoyen. Une sorte de transcription – de dépassement (?) – symbolique.
Vous dressez du fonctionnement de l’Assemblée — d’avant votre réforme (car, maintenant, dites-vous, le débat parlementaire est « mieux organisé » et « revalorisé »… et même « fructueux »…?) un tableau digne du Café du commerce.
Quelque chose comme un théâtre (le « théâtre » de « jeux politiciens » où des polichinelles tirent les « ficelles » de la procédure et jouent à des « jeux ridicules »)… ou comme un champ de bataille (« Il a ainsi fallu « batailler» durant plusieurs semaines pour réformer l’assurance-maladie en 2004 ou les retraites — déjà ! — en 2003. ») où de mauvais perdants se livrent à de « petites manœuvres », qui ne sont que « stratégies dilatoires » faisant « primer la « tactique politicienne» sur les vrais débats de fond ».
Tout cela dans le but d’« entraver », de « paralyser » le fonctionnement de l’Assemblée nationale et, par là même, d’« empêcher des réformes voulues par la majorité ».
D’où il « ressort » que nous sommes (pardon, que nous étions !) face à une institution parlementaire « exsangue », dites-vous – ce qui, dictionnaire à l’appui, veut dire : « qui a perdu beaucoup de sang »/ « très pâle »/« vidé de sa substance, sans force » ! Quel tableau ! Ceci étant, vous n’êtes pas le premier à le faire !
Mais je voudrais vous poser une question : si le fonctionnement de l’Assemblée nationale était si « dévoyé », « dévalorisé » que cela, comment ladite Assemblée a-t-elle pu « tenir » jusqu’à nous (« La constatation du déclin des assemblées est aujourd’hui un thème banal de la littérature politique » écrivait le professeur G.Burdeau ; « Et pourtant, ça tient ! » ajoutait-il.)De tels discours ne disent qu’un aspect de la réalité. L’Assemblée, c’est Dieu et la guenon !
« La guenon »… c’est ce à quoi vous faites allusion : les affrontements, les disputes (voire les insultes) , les interminables parties de yoyos, les arguties procédurales, etc.
« Dieu »… car depuis que nous avons refusé de nous en remettre à un Dieu ou à un Roi, nous sommes condamnés à chercher en nous-mêmes, par nous-mêmes, la solution à nos problèmes et/ou l’assouvissement de nos désirs.
Et c’est justement la tension, la friction entre ces deux pôles qui fait que la démocratie est ce qu’elle est : d’un côté, la cité idéale, désirable ; de l’autre, une assemblée composée de députés en chair et en os.
La démocratie n’est que tension, paradoxe, incertitude, quête. Il nous faut questionner sans cesse la réalité, l’autre, la société, le vivre ensemble. Il nous faut débattre, délibérer, définir, critiquer, proposer : c’est cela l’objet même du débat parlementaire.Disant cela, je suis loin de la « maison du dialogue » … ou de cette société de « respect mutuel » que vous appelez de vos vœux.
L’Assemblée n’est pas un lieu de convenance, un lieu où l’on fait salon, où « tous ceux qui le souhaitent [peuvent] s’exprimer », où « les arguments des uns [sont] opposés à ceux des autres ». Comme ça, histoire de causer ! « Que chacun s’exprime, certes. Que l’opposition fasse son travail, bien sûr. Mais une majorité élue … [cf. ci-dessus] » (tout est dans le « certes » et le « bien sûr » !)« J’ai fait en sorte que la réforme soit mise en œuvre selon des modalités qui préservent les intérêts de l’opposition », dites-vous. Mais les « intérêts de l’opposition »… ce sont ceux de « millions d’hommes et de femmes dont les préoccupations ou les attentes doivent pouvoir être prises en compte dans le cours du processus législatif » ! C’est le président de l’Assemblée de 2002 – Jean-Louis Debré — qui s’exprime ainsi. À ceci près qu’il parle de la « voix » de l’opposition, quand vous, monsieur ACCOYER, vous parlez des « intérêts » de l’opposition.
Il y a là une vision mercantile du débat, de l’Assemblée. Et vous récidivez quand, un peu plus avant, vous sous interrogez : « Fallait-il se résigner ? Ne s’agissait-il que d’un mal nécessaire ou d’un prix à payer ? »
Non ! Le temps du débat à l’Assemblée, ce n’est pas un « mal nécessaire » ; ce n’est pas un mauvais moment à passer (avant de s’occuper des choses sérieuses entre gens sérieux !) Non ! Ce n’est pas le « prix à payer » ! C’est le lieu, le temps où se fait l’« assemblage », où la nation se fait « Assemblée ».