L’Assemblée nationale : un lieu où les députés font l’apprentissage (difficile) du « vivre ensemble »

Il convient de partir du fait que, seul, le député n’est rien. La seule souveraineté, c’est celle du Peuple. Cette souveraineté s’exerce par l’intermédiaire « des » représentants que le Peuple s’est choisis. Mais c’est l’Assemblée elle-même qui a la qualité de représentant, et non le député.

Si le député individuel – fût-il dans l’opposition, voire même dans un groupe minoritaire de l’opposition (« Je continuerai à m’exprimer pour défendre les idées de mon parti, comme j’en ai reçu mission, car je suis porteur d’une part de la souveraineté nationale [interruption : « Une toute petite part ! »] ) – est amené à exercer « une part » de la souveraineté nationale ,  cette part ne s’exerce effectivement que dans ( par rapport à ) cet ensemble qui a nom « Assemblée », lequel ensemble n’est pas réductible à la somme de ses membres.

« Quelle que soit notre préférence politique, quels que soient nos choix partisans, nous détenons ensemble une part de la souveraineté nationale. Nous sommes donc collectivement comptables de ce bien précieux et inaliénable qu’est la souveraineté nationale. ».

C’est « ensemble » – en tant que représentant collectif (on dit « la » « représentation nationale ») – que nos représentants sont amenés à ( ont le devoir de)  dire et faire la nation. Ensemble, ils sont la nation. Ils sont  la « nation assemblée ».

Les débats ne sont pas que des lieux – des temps – d’affrontement. Ce sont aussi des lieux, des temps où s’opère la fusion des intérêts,  la réconciliation de volontés atomisées, juxtaposées, instables : le député est celui qui dit la nécessité du lien, il est celui qui assure le lien, celui qui tient reliés les fils … pour que le courant puisse passer. Les débats sont des lieux, des temps où le « corps social » – multiple et hétérogène – se fait « nation » unie et solidaire. 

J’ai parlé à ce propos d’alchimie. Je voudrais maintenant ouvrir la voie à une réflexion d’un autre type. Non seulement les députés mettent  en scène la diversité des attentes de leurs mandants ; non seulement ils donnent forme à cette « volonté générale » sans laquelle il ne saurait y avoir de « vivre ensemble ». Mais ils font eux-mêmes l’expérience du « vivre ensemble » («  Nous ne pouvons pas demander à nos concitoyens d’apprendre à vivre ensemble, et, sur le plan parlementaire, rejeter le vivre-ensemble.»)… et ce n’est pas là chose facile  («  Il fallut bien se faire à l’idée de vivre ensemble ! » disait un nouveau venu dans une autre Assemblée. [1])

Mais cette assemblée n’est pas un chœur d’archanges ; ce n’est pas un groupe idéal – « idéel » ( qui serait tel que l’on voudrait qu’il soit ). Ce groupe- que j’appelle « groupe-Assemblée» est constitué d’individus – des individus paradoxaux, faits comme nous tous « de chair et d’os », mais, en même temps différents de nous, parce qu’ils ont été élus, donc séparés, oints.

Encore faut-il essayer de comprendre comment cette multitude devient une seule personne . Comment ces individus parviennent à exister collectivement, alors même qu’ils ne se sont pas choisis. Comment – dans l’acte-même qui les fait exister en tant que « groupe Assemblée »– cette collection d’individus parvient à donner chair, vie, sens à une autre collectivité, à une autre communauté, qui a nom NATION.

Tout  le monde a en tête les affrontements, les disputes, les interminables parties de yoyos qui rythment la vie de l’Assemblée. Mais si l’Assemblée n’était que cela, comment tiendrait-elle ? Comme tout groupe, le « groupe-Assemblée » ne peut pas exister uniquement sur le mode du conflit ; il a besoin d’espaces communs, de convivialité, de solidarités partagées.

Le « dire ensemble » – et même,  le « rire ensemble » ( pourquoi faudrait-il que l’Assemblée fût triste !) – font qu’au-delà des moments de tension et de paroxysme, l’Assemblée connaît aussi des moments de décrues, des moments d’« état de grâce » Le « groupe-Assemblée » est à l’image du Peuple souverain – vous, moi, peuple en chair et en os, prompt à s’enflammer, à attiser la controverse, à s’affirmer aux dépens de l’autre. Alors, il ne faut pas s’étonner que, lorsque les « représentants » dudit Peuple – « nos » représentants – sont appelés à débattre de  « nos »  affaires, de « nos » inquiétudes, de « nos » émois , il y ait, dans ce genre de discussion,  « un peu  ( voire beaucoup !) d’écume » .

Les députés sont des gens comme vous et moi, avec leur tempérament, leurs humeurs, leurs envies, leurs rancœurs. La « nation assemblée » n’existe qu’au travers de cette assemblée faite de chair et d’os, qui épouse toutes les formes du parler humain. Et sans doute, est-ce, précisément, parce qu’elle épouse toutes les formes du parler humain qu’elle peut édicter une loi à laquelle nous obéirons, parce que, quelque part, nous nous y reconnaîtrons.[2]

[1] « Je me rappelle l’étonnement effaré des anciens […] nous avions l’air d’intrus […] On échangeait plus de regards que de paroles. Le premier moment passé de surprise et de méfiance réciproque, il fallut bien se faire à l’idée de vivre ensemble.(phrase citée  par Raphaël Draï / Le pouvoir et la parole, Payot, 1981, p.281)

[2] Errance 9.