La politique par l’Absurde

Une loi, à elle seule, ne peut pas tout faire. La loi ne produira d’effet que si le citoyen la fait sienne. Et il ne la fera sienne que si cette loi est porteuse de sens, que s’il en comprend le sens.

 Pour certains, c’est le réel lui-même qui fait sens car il dit la « nécessité » ; il indique le « bon sens » (qui, comme chacun sait est toujours un sens unique !) et fonde une politique ( soi-disant ! ) rationnelle. Pour d’autres, c’est le recours aux « principes », aux « valeurs », aux « idéaux » – mais, malheur à celui qui prononcera le nom d’« idéologie » ! – qui permet de faire SENS et de mobiliser le citoyen.
La politique, c’est tout cela ; mais ce n’est pas que cela.

C’est aussi est un lieu de projection tous azimuts d’humeurs, de vouloirs, de rêves. C’est, par définition, la quête d’un ailleurs, d’un autrement. Et c’est dans cette tension entre le désir et le réel, entre l’idée et le fait que réside l’essence-même de la démocratie.

On pourrait imaginer – vouloir ? – un électeur rationnel qui, au moment de son vote,  aurait pesé le pour et le contre, qui connaîtrait bien les idées de son député, le choisirait en toute connaissance de cause et lui demanderait des comptes. On pourrait imaginer – vouloir ? – un député rationnel …  une Assemblée rationnelle … qui délibérerait au fond – et uniquement au fond .

Or, il n’en n’est rien.

Je dis qu’il n’y a pas – qu’il ne faut pas – de rationnel. Je dis que l’analyse en termes de rationalité ne peut rendre compte, à elle seule, du fonctionnement de l’Assemblée ni – en amont – du comportement du citoyen-électeur, car – comme l’écrit Camus,  dans Le mythe de Sisyphe  «  ce monde en lui-même n’est pas raisonnable »
« Je disais que le monde est absurde, et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on pourrait dire.  Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »

Est-il  « raisonnable », en effet, que notre avenir – et celui de nos concitoyens – se joue à partir de bouts de papier déposés dans le secret d’une urne …
… lesquels bouts de papier vont être comptés et recomptés, jusqu’à ce que celui qui a, ne serait-ce qu’une voix de plus que l’autre aura le droit ( l’obligation ) de faire la loi …
… laquelle loi s’imposera à ceux-là mêmes qui auront été réputés « présents » au débat, quoique matériellement absents …
… et ceci, pour la bonne ( ?) raison que, par leur vote, ils ont accepté d’être « représentés » par quelqu’un qui leur est étranger – ou du moins qu’ils connaissent fort peu et qu’ils contrôlent encore moins ? …

Est-il  « raisonnable » -« rationnel » – que la loi ainsi votée s’applique indifféremment à ceux qui l’ont voulue (même si la loi qui va sortir des débats ne ressemble que de loin  – et parfois, de très loin ! – à la loi qu’ils ont voulue ) et à ceux qui ne l’ont pas voulue ( soit qu’ils voulaient une autre loi, soit qu’ils ne voulaient pas du tout de loi ) ?

Pour admettre tout cela – « j’en passe et des meilleures » ! -, il faut avoir la « foi du charbonnier » ( lequel, aurait, paradoxalement, plutôt tendance à bouder les églises – du moins, c’est ce que l’on dit !).
Il faut être assailli, envahi, par « cet   incroyable besoin de croire » dont parle Julia Kristeva à propos de la démocratie. Irions-nous  encore- voter si, quelque part – enfouies dans le plus profond de notre être – il n’y avait cette réserve d’utopie, cette envie d’une société plus égale, plus fraternelle, cette insatiable aspiration à « changer la vie » ?

D’un côté, ce « désir éperdu » d’un ailleurs, d’un autrement ;
… de l’autre côté, la prise de conscience que la politique «  en elle-même, n’est pas raisonnable » et qu’elle ne peut , à elle seule, nous permettre d’accéder – collectivement – au bonheur dont nous rêvons.

D’un côté, nos aspirations, nos utopies, nos rêves … qui ont nom « harmonie », « paix », « justice », « solidarité » … ;
de l’autre, nos pré-carrés d’individualistes forcenés et nos fausses solidarités corporatistes.

C’est de cette confrontation que naît le sentiment d’« absurde »., qui n’est pas seulement un sentiment d’impuissance, d’insatisfaction, pas seulement la prise de conscience d’ incohérences, de paradoxes.

« Ce qui est absurde » – j’en reviens à Camus – c’est la confrontation de cet irrationnel (« ce monde [ qui ] n’est pas raisonnable. » ) et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. »