Une Assemblée qui assemble ou  » la fabrique de la nation « 

Une Assemblée qui assemble : c’est, me direz-vous, une évidence – quelque chose comme une « vérité de La Palice ». Pas sûr !
La nation n’est pas un grand tout, donné une fois pour toutes, que l’on devrait seulement célébrer, de temps en temps, avec le plus de solennité possible. Elle est addition, construction, invention.


Au-delà de – en partant de – nos vils mensonges, nos peurs, nos desideratas, nos mesquineries, au-delà de – en partant de – cette « société épicière »,  avec ses « clientèles », ses « maquignonnages », il revient à ceux que nous avons élus, non seulement de nous représenter, de défendre nos intérêts, nos utopies, mais aussi de dire, de faire la nation. L’Assemblée où ils siègent, où ils débattent, où ils votent la loi, elle est ce lieu, ce temps où une multitude d’individus devient une seule personne, ce lieu, ce temps où une multitude de territoires se font pays, nation.

Au départ, ils sont 577 députés, venant d’horizons divers (pas assez sans doute !) Chacun d’eux, par ses origines, par son expérience,   s’est fait une certaine idée, une certaine image de la France. Et c’est cette idée, cette image qu’il apporte au débat.
Certes, par moments, cela tient plus du stéréotype que de l’analyse, plus du « puzzle », du « patchwork » que d’une construction permettant de mieux comprendre le réel et d’agir avec efficacité sur ce réel.
Il n’empêche que l’une des principales tâches des députés consiste bien à assembler des éléments disparates qui, pris de façon isolée, ne seraient pas porteurs de sens. « La France est ici et non ailleurs ! » disait Paul Reynaud [1].

Les députés sont dépositaires d’une Parole irréductible qui, dans un indispensable – un indissociable – va-et-vient entre diversité et unité,  fait exister la nation, lui donne corps, la « re-présente », la rend « actuelle », « présente ».

Pour que la nation existe, pour qu’elle soit « vivable », il faut qu’elle devienne « disable ». Nos députés sont là pour çà !
C’est ainsi que les débats font exister la nation en tant que sujet parlant. Et c’est pour cela que l’on peut dire – en écho aux propos de Clémenceau : « Gloire au pays où l’on parle » – que l’Assemblée, c’est le « parloir de la nation »
Les députés disent :   « Voilà la réalité à laquelle sont confrontés les gens. »

« Les gens », ils sont multitude.

Parfois isolés ; parfois organisés en « groupes de pression », syndicats, associations, « mondes » et « lobbies ».
L’ensemble de ces « gens » et de ces « groupes », cela donne « les Français ».

Et, puisque les « gens », avant d’être « Français », sont « gens d’un pays »,  vous ajouterez ( les députés ajouteront ) les « territoires » …

… territoires multiples et variés qui, du quartier au « pays », du « pays » à la région, déclinent des noms enchanteurs et qui tiendraient de la carte postale, si, parfois une catastrophe,  ne venait ramener nos députés à de plus dures réalités.

Des « gens » plus des « territoires » : c’est ainsi que notre Assemblée « assemble » une nation, un pays qui a pour nom « la France ».

Une France bigarrée, pittoresque, une France multiple et variée  ( « France, ton nom est diversité » ! a écrit Fernand Braudel et la phrase est souvent reprise par les députés ).

Une France contrastée – à éclipse -, qui oscille …
… entre une « France plus » (  « la  France qui gagne » … la « France riche de ses talents »  « la  France, berceau des droits de l’homme » … « terre d’asile » … ) …
… et une « France moins » … ( « la France du déclin » … la France qui « va dans le mur » …  « la France des oubliés » … et du « mal-vivre » …) …

Une France qui est tout à la fois le sujet qui débat ( à l’Assemblée, c’est le « peuple de France » qui parle, par l’intermédiaire de ses représentants ) et l’objet dont on débat  ( l’Assemblée est  le lieu où la France se parle, où elle se dit, où elle s’invente, se réinvente .)

La France est l’enjeu même du débat.
(« Je crois que nous ne fréquentons pas les mêmes Français, chers collègues de l’opposition. »/ « Nous ne vivons pas dans le même monde ! »)

Séance après séance, session après session,  législature après législature, députés de la majorité et députés de l’opposition ( non pas confondus, ni même solidaires, mais seulement , pleinement, activement,  co-existant, co-habitant, co-intervenant, co-écoutant, co-réagissant ) inventent ( ré-inventent ) la France, pour le compte de (« au nom de » ) cette multitude – elle-même éclatée, fragmentée, atomisée – que sont les électeurs-citoyens.

Cette façon de faire, de dire, la France m’a remis en mémoire une légende australienne racontée par Bruce Chatwin  : le « walk-about » ou « chant des pistes ».
Dans cette légende, il  est question des anciens du clan du « Python » qui décidaient, de temps en temps, de chanter,  du début à la fin, tout le cycle de chants du clan.
Chaque membre du clan étant propriétaire d’un « chant » … et d’un « pays » ( les deux forment une seule et même entité), c’est l’un après l’autre que  chaque « propriétaire » va chanter  son « tronçon » du « pas de l’ancêtre ».
Il fallait que chacun le fît – et dans l’ordre – pour que le cycle de chants fût complet  et que le pays existât …

Ainsi, au cours du débat, chaque député clame la revendication de son « pays », sans chercher à jouer une partition commune et, ce faisant – ce disant – il participe à un chant collectif fait de mélodies contrastées, discontinues, parfois dissonantes mais, somme toute, pas si désagréables que çà à écouter. Ce « walk-about » je l’appellerai pour ma part « talk-about » ( parce que les députés parlent plus qu’ils ne marchent … encore que les entrées et sorties soient nombreuses au cours d’une séance !). L’ensemble des « talk-about » nous dit la nation


[1] «  Dans tous les pays civilisés, le Parlement est considéré comme représentatif de la nation, avec ses qualités et ses défauts, avec ses diversités, ses contradictions même. Mais lorsque les élus assemblés délibèrent et votent, ils sont investis de cette qualité éminente de représentants de la nation. Pour nous, républicains, la France est ici et non ailleurs. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs) »
Cette phrase de Paul Raynaud est extraite d’un discours prononcé devant l’Assemblée nationale le 4 octobre 1962, à l’occasion du débat de censure contre le projet de loi prévoyant l’élection du Président de la République au suffrage universel.