2 avril 1989. Le Journal Officiel publie en annexe du Compte rendu intégral de la séance la déclaration politique du groupe « Front national (R.N.)».
4 avril : la séance est consacrée à la mise en place des instances de l’Assemblée.
9 avril. Déclaration de politique générale du gouvernement de cohabitation dirigé par CHIRAC.
Il apparaît, dès ce début de législature
1) que les nouveaux élus FN ne sont pas là pour faire de la figuration ;
2) que leur attitude va osciller entre une recherche de respectabilité et une volonté de démarcation.
AU FOND
1. La déclaration politique du groupe : un « message d’amour » !
La déclaration politique du groupe « Front national (R.N.)» commence par un « message d’amour » (« Nous avons lancé un message d’amour de la France. ») et se poursuit parl’évocation d’un « autre choix de vie » que les députés frontistes veulent « expliquer » aux Français et qui est « celui plein de cris d’enfants, d’espoir, plein de rires ». Quel lyrisme !
Quant à l’ajout (R.N.), il signifie « Rassemblement national ».
Cet appel au « rassemblement » a de quoi surprendre quand on sait que la matrice du discours frontiste repose sur une opposition entre les différentes catégories de population résidant en France.
Mais LE PEN refuse de poser le problème en ces termes :
« Nous ne sommes ni xénophobes, ni racistes. Nous comptons dans les rangs de notre mouvement, y compris aux échelons de la direction, des Français de toutes races, de toutes religions et de toutes couleurs, des Français naturalisés et des Français dont les ascendants étaient d’origine étrangère . Ce qui nous parait essentiel pour définir la qualité de Français, c’est l’amour de la France, c’est la capacité à la servir ».
2. La « reconquête des prérogatives du Parlement »
Est-ce parce que LE PEN est tout à l’émotion de retrouver l’hémicycle (« Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les députés, vous ne me croiriez sans doute pas si je vous disais qu’après vingt cinq ans d’ absence j’aborde sans émotion cette tribune à laquelle j’accédai il y a déjà plus de trente ans. ») ?Toujours en est-il que nous avons droit, dès le premier discours du « chef » – LE PEN est tout à la fois président du Front national et du groupe parlementaire du même nom – à un vigoureux plaidoyer en faveur du Parlement.
« II y a lieu d’entreprendre la reconquête des prérogatives du Parlement. […] Il convient de rendre au Parlement, dans le cadre constitutionnel qui est celui de la Vème. République, les prérogatives qu’il a malheureusement, sous l’empire du fait majoritaire, consenti à abdiquer. »
Le plaidoyer est accompagné d’un long exposé sur les fonctions du Parlement : un Parlement« ayant effectivement la capacité de légiférer, y compris de sa propre initiative », « ayant aussi la possibilité de contrôler l’exécutif et l’administration. ». Sans oublier que l’« une de ses fonctions essentielles, qui remonte à ses origines mais qu’on semble avoir malheureusement oubliée dans la praxis des trente dernières années, est de consentir l’impôt. »
Tout cela est assez classique. Ce qui suit l’est moins :
« Mais la fonction du Parlement, c’est aussi, et peut-être surtout, de permettre la publicité du débat politique, lequel, de toute évidence, a intérêt à se passer ici plutôt que dans la rue .
Qu’est-ce qu’un Parlement sinon – passez-moi l’image – une chambre de décompression des tensions politiques, économiques ou sociales, un endroit privilégié où l’on parle, où l’on discute et où les affrontements ont lieu de façon pacifique et réglementée, plutôt que de façon anarchique et violente à l’extérieur ?»
« Endroit privilégié où l’on parle, où l’on discute », le Parlement est en quelque sorte – pour reprendre le titre de l’ouvrage que je viens d’éditer chez Publibook – le « parloir de la nation »
3. « Majorité bikini » ou « majorité antimarxiste » ?
Dans quel contexte devrait s’opérer cette -hypothétique – reconquête des droits du Parlement ?
Retour sur le scrutin qui vient d’avoir lieu et sur la situation politique qui en découle :
« Le résultat des élections, c’est d’une part que M. le Président de la République[ MITTERRAND] n’a obtenu les voix que de trois Français sur dix et, d’autre part, que vos amis, monsieur le Premier ministre [CHIRAC], n’ont obtenu les voix que de quatre Français sur dix, ce qui est loin de faire une majorité dans le pays. »
LE PEN précise : « La majorité absolue est de 289 sièges et vous n’en détenez que 277. Tous les autres députés, y compris les non-inscrits que vous revendiquiez déjà le soir même, ont été élus contre vos candidats. »
STIRBOIS parle d’une « majorité bikini » : « à cause de son étroitesse, et de sa précarité » (« Votremajorité est courte, monsieur Chirac, vous le savez . Je la qualifierai de « majorité bikini »
Mais il y a une majorité potentielle, une majorité d’idées : « Il y a, une majorité anti-marxiste qui s’est manifestée contre le socialisme » [LE PEN].
« Deux millions sept cent mille Françaises et Français – et je ne compte pas tous les autres – ont exprimé clairement, le 16 mars, leur choix pour une rupture sans équivoque avec le socialisme (Rires et exclamations sur les bancs du groupe socialiste) ,le socialisme totalitaire du parti communiste ou le socialisme bureaucratique et collectiviste du parti socialiste. Nous devons respecter ce choix .
La question est donc de savoir si, au-delà des déclarations de campagne électorale, votre gouvernement, monsieur le Premier ministre, a la volonté de rompre avec le socialisme. » [STIRBOIS]
Le groupe Front national, quant à lui, va se considérer comme l’« aiguillon » de cette majorité antimarxiste.
4. « Liberté de ton » et « refus des conformismes » :l’affirmation d’un « style »
« Dans les débats électoraux qui ont précédé notre élection, nous fûmes crédités d’une liberté de ton et d’un refus des conformismes ignorés des autres candidats. Notre désir est de conserver notre style, dont nous jugeons qu’il est à même d’exprimer le mieux les aspirations de nos compatriotes.[…] « Ce sont nos fidélités qui nous font aimer l’avenir et qui imprimeront leur marque à l’esprit de notre groupe. »
Ces « fidélités » s’articulent autour de trois matrices :
1 « la nation », «la France» (« Nous entendons réaffirmer notreattachement à tous les serviteurs de la France » … « [Nous ne pouvons plus] laisser dans l’ignorance les moments de gloire de la nation. »)
2 « l’individu », « l’homme » … « surtout quand il est français » (« L’homme, voilà notre souci. » (« [C’est] l’homme, toujours [qui] constitue pour nous la raison d’être de l’État. »)
3. « L’État ». Mais pas n’importe quel État : « L’État, ramassé dans ses fonctions régaliennes, doit au citoyen sa sécurité, l’intégrité de sa personne, puis de ses biens. »
« L’État » doit être « ramassé » parce qu’il faut « tourner résolument le dos à toute forme de socialisme ». (« Il y a, croyons-nous, mieux à faire en notre temps que de laisser les systèmes dévorer les libertés de l’homme.») Il faut « donner [aux Français] le goût d’exercer pleinement leurs libertés » (« S’ils comprennent que leur dignité doit les pousser à rejeter pacifiquement toutes les tutelles inutiles et arbitraires, ils se placeront eux-mêmes dans les conditions de leur prospérité. »)
La défense des « libertés » -« surtout [quand il est question] des Français ! – est donc au cœur du discours frontiste. Il est précisé que ces libertés doivent s’exercer « en particulier dans les domaines de l’économie »
5. Le choc des « priorités »
Concrètement, quels sont les problèmes de l’heure ? Quels sont les « sujets d’inquiétude » exprimés par les Français lors du récent scrutin :
LE PEN énumère :
« l’immigration,
la dénatalité, qui en est d ‘ailleurs l’ une des prémisses,
l’envahissement du domaine national par la bureaucratie étatique et tyrannique,
l’insécurité grandissante qui n’est pas un phénomène exclusivement de notre temps mais qui est, en quelque sorte, un symptôme de maladie, de dissociation grave de nos disciplines nationale, sociale, familiale. »
STIRBOIS complète l’inventaire :
« le renforcement de la sécurité, passant par le rétablissement de la peine de mort
l’allégement des impôts,
l’inversion du courant de l ‘immigration. »
Mais, ajoute STIRBOIS en s’adressant au Gouvernement , « vos priorités ne sont apparemment pas les mêmes . Vous pensez d’abord aux dénationalisationset au mode de scrutin. Les intérêts ne sont sans doute pas les mêmes. »
Si les dénationalisations annoncées peuvent constituer une étape dans la(re)conquête des libertés, il n’en va pas de même du retour au scrutin majoritaire.
« Je sais, monsieur le Premier ministre, que nos propos vous gênentet que notre présence vous gêne . Comment faire disparaître de votre vue l’expression libre du suffrage universel ? Tout simplement, croyez-vous, en modifiant le mode de scrutin. Nous affirmons d’ores et déjà qu’il s’agirait de votre part d’une graveatteinte portée à notre démocratie représentative.
Plusieurs millions de Français sont désormais représentés selon leurs vœux et leurs convictions dans cette assemblée . Et vous voudriez, d’un coup d’ordonnance, les priver de tout moyen de faire entendre leur voix ! » [STIRBOIS]
Autant dire que le mode de scrutin constitue un casus belli, un abcès de fixation.
« Je crois à la supériorité du système politique qui permet de refléter le plus exactement possible l’opinion des citoyens. Et ce n’ est pas là, messieurs de la majorité, un vœu de circonstance . Si vous vous reportez aux actes de fondation de notre mouvement en 1972, vous constaterez que la revendication de la proportionnelle y figure déjà comme un moyen de participer activement et utilement à l’équilibre des pouvoirs publics. » [LE PEN]
Ainsi, en ce début de législature, il apparaît clairement que les « priorités » du Gouvernement ne sont pas celles des députés Front national … ni -disent-ils- celle des Français.
La stratégie du Front national découle de ce constat :
« Chaque fois que nous estimerons que cela va dans le sens de l’intérêt du pays, nous nous réserverons le droit de voter telle disposition, de l’amender ou, au contraire, de la combattre et de la rejeter. »[LE PEN]
Pour l’heure …
… parce que les priorités du Gouvernement ne sont pas les siennes …
… parce que ledit Gouvernement foule au pied les « prérogatives du Parlement » et « démontre une volonté d’escamoter tout débat » …
… parce qu’il « [fait] fi de la volonté clairement exprimée de nos électeurs » …
les membres du groupe Front national vont refuser de voter la confiance au Gouvernement (à l’exception de Frédéric-Dupont, membre du CNI – Centre national des indépendants – et doyen d’âge du groupe FN – son premier mandat parlementaire remonte à 1936).
AMBIANCE(S)
1. une entrée en matière musclée
Première séance de la nouvelle Assemblée élue à la proportionnelle le 16 mars. 35 députés étiquetés « Front national » siègent dans cette Assemblée. Le hasard – ou plus précisément, un « empêchement » du doyen d’âge – DASSAULT – (« hélas ! souffrant » !) fait que la séance est présidée justement par Frédéric-Dupont. Ce qui ne va pas être sans incidence sur le déroulement de la séance.
MARTINEZ – juriste qui a rallié le FN à la veille des élections – demande la parole pour un « rappel au règlement ». Plusieurs députés protestent : « Non, il n’y a pas de rappel au règlement sous la présidence du doyen d’âge. ».
Réponse de l’intéressé : « Mon cher collègue, relisez le chapitre XII, article 58, de notre règlement ! Sinon, venez prendre des leçons dans mon université de droit. Je me ferai un plaisir de vous les donner ! »
Le Front national en donneur de leçons ?
Toujours en est-il que le doyen d’âge – président de séance et néanmoins membre du groupe Front national – laisse l’orateur s’exprimer.
Exclamations. Claquements de pupitres.
Bref, le Front national peut se vanter d’avoir – dès la première séance – monopolisé la parole et empêché le déroulement normal de la séance.
Erreur de jeunesse ? (L’expression prêterait d’ailleurs à sourire compte tenu de la moyenne d’âge des députés du groupe. ) Ou bien, stratégie délibérée. Auquel cas ce ne serait là que le premier chahut de la législature (la huitième de la Vème République).
D’emblée, une question se pose : la stratégie du Front national va-t-elle être une stratégie d’obstruction, d’empêchement ou, au contraire une dans le débat – avec proposition d’amendements, participation à la mise en forme des textes ?
2. Une quête de respectabilité
La séance qui suit et qui est consacrée à la mise en place du Bureau de l’Assemblée nationale illustre plutôt cette stratégie d’incrustation.
Le groupe FN propose en effet un candidat au poste de vice-président de l’Assemblée. Ce candidat – ARRIGHI (lui aussi juriste, ancien député de Corse , qui a rejoint le FN en 1984) obtiendra cependant 58 voix au troisième tour de scrutin ( ce qui représente bien plus que les 35 membres du groupe …et plus que le candidat communiste, qui n’obtiendra que 28 voix).
Par contre GOLLNISCH obtiendra un poste de secrétaire. ( Les secrétaires assistent le président de séance et participent aux réunions du bureau.)
À noter que lors de la séance précédente – au cours de laquelle CHABAN-DELMAS a été élu président de l’Assemblée nationale – le Front national avait présenté la candidature de Mme PIAT ( qui avait obtenu 36 suffrages).
(Mme PIAT, seule femme du groupe, est une proche de Le Pen, qui la présente comme sa «filleule».)
3. une mise en scène de victimisation (« apartheid »/ « S.I.D.A. politique »)
9 avril 1986. La séance est solennelle. Le Premier ministre, CHIRAC, a présenté la politique générale du Gouvernement. JOSPIN puis Giscard d’Estaing lui ont répondu. LE PEN parle en troisième position. Les deux orateurs précédents ont largement dépassé leur temps de parole … et « les téléspectateurs – c’est STIRBOIS qui le dit lors des explication de vote – « n’ont pas pu voir et écouter la remarquable allocution du président Le Pen. » !
Cette remarque est caractéristique de cette façon qu’ont les députés frontistes – leur président en tête – de se présenter comme des « victimes »
C’est ainsi que LE PEN – avec le sens de la formule … et de la nuance qui le caractérise ! – se dit d’« victime d’une espèce d’apartheid politique, matérialisé de façon naïve, hier, par le fait que les bancs qui nous entouraient n’étaient pas occupés [ Le Compte rendu précise en effet : « Mmes et MM. les députés du groupe communiste quittent l’hémicycle » au moment où LE PEN prend la parole ]comme si vous pensiez que nous puissions transmettre le S.I.D.A. ! – un S.I.D.A. politique, s’entend, car j’espère que dans ce domaine, nous sommes au-dessus de tout soupçon ! (Rires sur divers bancs.)
« Apartheid » … « S.I.D.A. politique » !!! Et dire qu’il est des députés pour trouver risible cette allusion perverse au SIDA ! Ce qui me semble être un bien triste moyen de défendre les « prérogatives » de l’Assemblée …