I-03 : libre concurrence et préférence nationale

24 et 25 avril 1986. Nous entrons dans le vif du débat sur la loi d’habilitation. L’article 1 autorise le Gouvernement à modifier ou abroger certaines dispositions des ordonnances de 1945 (droit de la concurrence, contrôle des prix …). Sur cet article, le groupe FN va faire des propositions pour aller plus loin . L’article 2 détaille les mesures à prendre en matière d’emploi.

AMENDEMENTS (FN)

L’amendement n° 8 – défendu par Mégret – vise à assurer aux entreprises une totale liberté de gestion grâce une libération générale des prix. Le rapporteur ayant affirmé qu’il avait déposé un amendement allant dans le même sens et qui sera discuté ultérieurement, l’amendement est retiré.
L’amendement n°9 demande l’abrogation pure et simple des ordonnances du 30 juin 1945relatives aux prix et à la constatation, la poursuite et la répression des infractions à la législation économique. ( Le texte du projet de loi parle de modifier ou abroger « certaines dispositions »).
L’amendement est mis aux voix (vote à main levée) et rejeté.

L’amendement n° 11 impose au Gouvernement un délai « raisonnable, mais suffisant » – six mois -pour définir le nouveau droit de la concurrence .
L’amendement n° 13 vise à rendre automatique – à l’issue de la promulgation des nouvelles ordonnances – l’abrogation des ordonnances de 1945.
L’amendement n° 15 a pour objet d’étendre à toutes les entreprises (industrielles, commerciales, artisanales, agricoles) ainsi qu’aux professions libérales-  les mesures prévues dans la loi d’habilitation ( en particulier les mesures de libéralisation des prix).
Dans les trois cas, le Gouvernement fait état de sa bonne foi (« Le Gouvernement est décidé à proposer un nouveau droit de la concurrence dans le délai de six mois » …  « Je m’engage devant l’Assemblée à supprimer les ordonnances de 1945. »  … « Je puis apporter à M . Bachelot tous apaisements : les entreprises visées dans son amendement ainsi que les professions libérales  sont bel et bien incluses dans le champ d ‘application du texte de loi. ») en vertu de quoi le Front national retire ses amendements.

L’amendement n° 12 propose que le nouveau droit de la concurrence s’applique aux « interventions et activités publiques ».
Cet amendement sera rejeté à main levée.

L’amendement n°14 porte sur l’article 2 (emploi). Il vise à instaurer une priorité en matière d ’embauche pour les citoyens français et les ressortissants membres de la Communauté européenne.
Sur cet amendement, le Front national demandera un scrutin public : l’amendement obtiendra 46 voix, ce qui revient à dire qu’une dizaine de députés n’appartenant pas au groupe Front national ont voté pour la préférence nationale en matière d’emploi .

 

AU FOND

 

1. « Nous en avons assez des contrôles. »

Dans la défense des amendements n°8 et n°9, MéGRET se réfère à ce qui a été abondamment développé lors des séances précédentes :
« Nous souhaitons une rupture claire et nette avec l’étatisme en matière de libération des prix, nous pensons qu’il faut abroger purement et simplement ces ordonnances. »

BACHELOT reviendra sur ce thème :

« Nous ne sommes pas contre les réglementations ; nous convenons en effet que l’État doit contribuer à l’équilibre entre les intérêts particuliers et ceux de la collectivité . Les structures de concertation entre l’État et les particuliers sont donc nécessaires […]

Tout autre chose est l’engagement de l’État dans les divers domaines économiques . Là n’est pas son rôle. »

Et ce dernier de poursuivre : « Nous en avons assez des contrôles ! ». Mais de quel « nous » parle-t-il ? Des députés frontistes ? Des députés frontistes et de leurs électeurs ? Quand on sait que BACHELOT est médecin de profession, on est tenté de croire qu’il mélange allègrement défense professionnelle et mandat de député. Parodiant le poète, je dirais que « ce NOUS est haïssable » !

Pour lui, la suppression des contrôles permettrait en même temps de faire des économies :
« Enfin, si cela pouvait réduire le nombre des fonctionnaires, quelques centaines, qui passent leur temps à contrôler les prix, quelle économie dans les dépenses publiques I » (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste. – Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

Plus tard dans le débat :
« Quant aux fonctionnaires, je n’ai rien voulu dire de péjoratif à leur égard . Je constate simplement qu’ils sont 6,5 millions en France sur 21 millions d’actifs et que cela pose un problème économique majeur. »

 

2.à propos du service public

BRIANT -jeune entrepreneur  et lui aussi, membre du CNI – défend l’amendement visant à étendre aux entreprises publiques le champ d’application du projet de loi

« A vouloir protéger artificiellement toutes les activités publiques de la réalité économique, à vouloir perpétuer ce monde administratif, étranger et rebelle aux contraintes normales de toute action dans le champ concurrentiel, nous assisterions, pensons-nous, à une bien étrange survivance de l’étatisme, avec son cortège d’irréalismes, maux contre lesquels le projet en discussion devrait être en principe destiné à lutter.
Telles sont les raisons pour lesquelles nous considérons que le droit de la concurrence se doit d’être un droit commun à tous les intervenants du monde économique, publics et privés.

Réponse du ministre [BALLADUR]

« Les entreprises publiques qui sont en situation de monopole ou qui assurent un service public – lesquelles ne sont pas touchées par notre projet de privatisation – doivent évidemment être mises le plus possible dans le cadre de la compétition et de la concurrence, mais avec certaines limites. Cela me paraît d’ailleurs évident s’agissant d’entreprises en situation de monopole. »

 

3. Sur la préférence nationale

C’est également BRIANT qui défend l’amendement relatif à la « préférence nationale » en matière d’emploi.

« Une communauté nationale a le devoir d ‘ assurer la solidarité de ses membres contre tous les périls. Le plus cruel, aujourd’hui, nous paraît être le chômage, dont le développement continu ébranle jusqu’aux fondements de notre société.
Prétendre dans ces conditions à la préférence nationale et européenne pour attribuer ou conserver les emplois disponibles n ‘ est pas pour nous un signe de régression sociale ou de xénophobie. Les impératifs nationaux et européens doivent simplement prévaloir.
 […]
Le travail est encore trop rare en France pour que l’on ne tienne pas compte des liens que créé la fraternité nationale et qu’à qualificationégale, la nationalité ne soit pas l’un des critères du droit au travail. »

Réponse du ministre [séguin]

« Le Gouvernement a, en matière d’immigration, une politique extrêmement claire : lutte sans répit et sans merci contre l’immigration clandestine, aide au retour pour les étrangers sans travail ou simplement désireux de rentrer chez eux, aide à l’insertion pour les étrangers en situation régulière et ayant manifesté clairement leur volonté d ‘ intégration à la communauté nationale.
Cela dit, il n ‘est pas question de prendre des mesures discriminatoires à l’encontre des étrangers en situation régulière.
En effet, je le souligne, autant il est possible de ne pas autoriser les ressortissants de pays non membres de la Communauté économique européenne à venir exercer une activité professionnelle qui pourrait l ‘ être des nationaux – et je puis assurer l’Assemblée que l’office national d’immigration y veille et y veillera plus que jamais – autant les travailleurs en situation régulière à l ‘ égard de la législation du travail ne doivent pas faire l’objet de discrimination.
J’ajoute que j ‘ai la conviction que si l’Assemblée nationale souhaitaitrompre avec cette position, elle choisirait probablement de le faire autrement que par le détour d’un amendement. »

 

4. deux prises de position incidentes.

BACHELOT, au cours du débat sur l’article 2,  va s’en prendre à la notion de représentativité `syndicale :
« S’il est exact que certains syndicats ont une représentativité de droit, je crois qu’ils l’ont perdue sur le terrain et qu’ils n’ ont plus une représentativité de fait . 
(Exclamations sur les bancs du groupe communiste.)
La plate-forme R.P.R.-U .D.F. prévoyait une modernisation de la représentation syndicale. Tant que cette modernisation n’aura pas été effectuée pour coller à la réalité, nous ne pourrons pas admettre ce genre de référence . (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

 

Le Front national va aussi refuser le traitement spécifique prévu dans le texte pour les sociétés coopératives ouvrières de production (S.C.O.P.S.)
« En général, ces entreprises sont créées à la suite de défaillances . Mais ce que l’on oublie de dire, c’est que, bien souvent, ces défaillances ont été provoquées . Les S .C .O.P. bénéficient en effet d’avantages financiers et fiscaux. On commence donc par démolir une entreprise au moyen de grèves ou d’occupations de locaux pour, en fin de compte, obtenir ces avantages grâce à une S .C.O .P . et prétendre que l’on a créé des emplois, ce qui est totalement faux ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

C’est DESCAVES – vice-président du SNPMI (Syndicat national de la petite et moyenne industrie), président de chambre aux prud’hommes, entré au FN en 1984 – qui défend ce point de vue dans l’hémicycle.

 

AMBIANCE(S)

 Comment le ministre tente d’effacer le sentiment de frustration des députés FN

Dans l’amendement relatif à l’abrogation des ordonnances de 1945, les députés frontistes  voudraient faire obligation pour le Gouvernement de prononcer une amnistie générale sur toutes les infractions commises à ce jour dans le domaine des dites ordonnances. L’amendement est défendu – sans trop de conviction (« Du fait de la pratique qui s’est instaurée, notre amendement a peu de chance d’être adopté . En effet, seuls nos votes, et non pas nos idées, sont demandés. ») par MARTINEZ.

Les socialistes s’indignent d’un tel amendement :
« Au nom du groupe socialiste, j’affirme qu’il est insupportable d’entendre sans cesse demander l’indulgence pour ceux qui ont été malhonnêtes vis-à-vis des règles les plus élémentaires de la vie économique de ce pays. »

Le rapporteur ne serait pas loin de partager ce point de vue ; mais il s’en remet au Gouvernement.

En vertu de quoi, MARTINEZ lance un appel audit Gouvernement .
« Je vous demande donc, monsieur le ministre d’État, de prendre l’engagement de bon sens qu’une fois les ordonnances abrogées, on passera l’éponge – permettez-moi d’employer cette formule familière – sur les quelques infractions qui pourraient faire l ‘ objet de peines parfois sévères.
Un tel engagement vous permettrait, pour les amendements qui vont suivre, de pouvoir compter sur nos votes sinon sur notre enthousiasme . Cela effacerait le  sentiment de frustration que nous éprouvons en permettant de faire passer vos amendements, sans que jamais les nôtres ne soient adoptés. » 
(Murmures sur les bancs du groupe socialiste.)

Le ministre [BALLADUR] saisit au vol la perche tendue :
« Cet amendement n’entre ni dans le champ d’application du projet de loi d’habilitation, ni dans son objet. J’en souhaite donc le rejet . Cependant, le Gouvernement est attaché à ce que, dans l’Assemblée, personne n’éprouve de sentiment de frustration et qu’au contraire chacun connaisse un sentiment d’épanouissement (Sourires).

C’ est pourquoi je suis tout prêt, sans prendre d’engagement précis, à affirmer que j’apprécierai la situation une fois établie l’ordonnance supprimant l’ordonnance de 1945 et créant un droit nouveau de la concurrence . (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste : « Encore un cadeau ! »)

L’amendement sera retiré.

 

Paroles échappées du texte

 

1. à propos de l’absentéisme : une affaire de rendez-vous chez le dentiste

M. Jean-Claude Martinez.  Ce matin, en commission des lois …
Plusieurs députés des groupes du R .P .R . et U .D .F.Vous n’y étiez pas !
M. Jean-Claude Martinez. …  la majorité étant très étroite, on a utilisé la procédure de vote par délégation . Or cette procédure est strictement réglementée. […] Le bruit a couru que certains députés avaient délégué leur vote parce qu’ils avaient rendez-vous chez leur dentiste . Mais les caries dentaires ne sauraient justifier des carences normatives ! Ce serait trop simple l (Exclamations sur les bancs des groupes du R .P.R . et U.D.F. – Rires sur les bancs du groupe Front national.)D ans cette hypothèse, monsieur le Président de la commission des lois, distribuez des comprimés de fluor à vos commissaires et le problème sera résolu !
Un député R.P.R.Et vous, prenez du valium !

 

2. « C’est vous, les racistes ! »

M. Roger Holeindre .  [En ce qui me concerne], je n’ai jamais voulu qu’on fasse venir des Noirs pour balayer la neige à Dunkerque ! Je dis que les éboueurs de Paris doivent être des Blancs, des Français, et qu’ il y a assez de travail pour eux tous !
Plusieurs députés du groupe communisteRacistes !
M. Roger Holeindre . Non ! Ce n’ est pas du racisme ! […] A Genève ou ailleurs, ce sont des nationaux qui font ce genre de travail.
Une députée communiste.. C’est intolérable !
M. Roger Holeindre. Cest vous les racistes, car vous voulez des esclaves . Nous, nous n ‘en voulons pas ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national)

(HOLEINDRE est un ancien « para », membre de l’O.A.S. ; il a été journaliste – en particulier à Paris-Match – et a reçu !e prix « Asie » en 1981.)

3. un spécimen de l’humour « FN »

Ce registre d’affrontement verbal n’est pas le seul qui soit utilisé dans l’hémicycle. L’humour – quel humour ?-  trouve aussi (parfois) sa place.

M. le ministre des affairer sociales et de l’emploi [Séguin]. M. Collomb a bien voulu me faire l’honneur de me citer à nouveau très abondamment.
MGérard Collomb [PS].Cela peut quand même être intéressant !
M. Georges Hage [PC].C‘est une forme de sympathie ! (Sourires.)
M. Jean-Marie Le Pen . Ce n’ est pas de la sympathie, c’est de l’amour ! (Sourires .)
M. Yvon Briant. C’est même de l’inceste I (Sourires.)

Décidément, du « S.I.D.A. politique » à l’« inceste », l’humour frontiste ne fait pas dans la dentelle !