I-05: privatisation et capitalisme populaire

Du 5 au 14 mai 1986 : neuf séances pour défaire ce qui a été fait par le gouvernement Mauroy en 1981. Les uns parlent de « privatisation », d’autres de « dénationalisation ». Les députés frontistes, quant à eux, préfèrent le terme de « désétatisation ».

Là encore, ces derniers considèrent que le projet du Gouvernement ne va pas assez loin et, même, que c’est un « leurre ». Ils défendront peu d’amendements mais profiteront de toutes les occasions pour dire à la majorité ce qu’ils pensent du projet de loi et contrer l’offensive de la gauche socialiste et communiste qui défend avec force la politique de nationalisation.

AMENDEMENTS (FN)

Le sous-amendement n° 594 a pour objet d’ajouter à la liste des entreprises à privatiser trois sociétés qui exercent leur activité dans le secteur industriel et concurrentiel :  II s’agit de Renault, de Sacilor et d’Usinor.
L’amendement est défendu par Mégret :
« Nous approuvons pleinement les principes d ‘ une privatisation de grande envergure. C ‘ est la première amorce, depuis la guerre, d’un recul de l’Etat et du socialisme . […] Que l’État se consacre d’abord à ses missions premières et que l ‘ économie redevienne l’apanage de la société civile !
Mais si l’État ne doit pas, ne doit plus produire de télévisions, garer d’espaces publicitaires, on ne voit pas pourquoi il devrait, après 1991, continuer à fabriquer des automobiles et à produire des rails de chemin de fer.»

 Le rapporteur tout en reconnaissant « le bien-fondé de [ce] raisonnement dans son principe » demande le retrait de l’amendement car, dit-il, « il faut procéder aux dénationalisations avec prudence et avec mesure ».

Le Gouvernement, quant à lui,  affirme que ces entreprises – qui « ont subi les méfaits du dirigisme » – « n’ont pas vocation à rester éternellement clans le giron de l’État ». Mais elles sont – dit le ministre – dans une situation financière telle qu’il faut d’abord « refaire de ces sociétés de « vraies«  sociétés disposant de « vrais«  actifs ». Ce qui suppose – et c’est là un paradoxe pour un gouvernement « libéral » – par « un coup d’éponge à l’ardoise » … aux frais du contribuable.

Le sous-amendement sera voté par 25 députés – dont 5 députés socialistes. À noter que 15 députés frontistes ne prendront pas part au vote.

Plus tard dans le débat, BRIANT défendra un amendement technique relatif aux règles d’évaluation des entreprises à dénationaliser. Le groupe Front national demandera un scrutin public. Ses membres seront les seuls à voter l’amendement.

AU FOND

1. « désétatisation » et défense de la propriété privée

En creux : refus de « l’étatisme » posé « en idéal de progrès social »

Les députés frontistes vont s’opposer vivement aux multiples tentatives menées alternativement par les socialistes et les communistes et visant à supprimer l’article 5.

[BRIANT]:
« Je frémis quand je lis l’exposé sommaire que vous présentez à l’appui de votre amendement. La privatisation constituerait, à vous en croire, « une régression sociale pour les personnels concernés » . […]
Si la régression sociale pouvait naître de la mise en valeur des impératifs de la logique économique – logique de cette société pour laquelle les Français ont opté le 16 mars en condamnant très nettement, par 55 p . 100 des voix, chers collègues socialistes, vos excès de dirigisme –  et si la régression sociale pouvait véritablement naître de la prise de conscience que la vie d’une entreprise n’est pas uniquement liée au nombre des contribuables susceptibles de la financer, alors le pays et les citoyens auraient tout à gagner à ce genre de régression .
Écartons-nous, une fois pour toutes, chers collègues, des systèmes où l’on pose l’étatisme en idéal de progrès social.

En relief : un hymne à la propriété

[Mégret] « La propriété, mes chers collègues, c’est la liberté.
C’est d’ailleurs l’un des droits inaliénables et sacrés que consacre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Si vous voulez enraciner la révolution libérale dans l’opinion française, la rendre populaire, il faut diffuser la propriété.
Pour nous, la propriété, avec la richesse et la liberté qu’elle procure, doit être largement diffusée ; elle doit être aussi universelle que le suffrage. 
[…]
 La privatisation vers le peuple est la solution de l’avenir .
Elle aurait le mérite non seulement de jeter les bases d’un véritable capitalisme populaire en faisant accéder à la propriété dynamique des millions de Français,
mais encore de reconnaître la contribution à l’effort démographique en tenant compte du nombre d’enfants de chaque famille,
et surtout d’associer tous les Français à l’entreprise de libération de l’économie, tout en gardant à la nation le patrimoine des entreprises publiques.
[…]
Monsieur le ministre, dans cette privatisation, n’ayez pas peur du peuple, faites lui confiance ! Rendez-le propriétaire, en direct, de l’appareil industriel de la France. »(Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

« Tous patrons ! » dira un député communiste :

2. Illustration et défense du « capitalisme populaire »

DESCAVES  nous explique en quoi consiste -concrètement – la « privatisation vers le peuple » :
« Le Front national [propose] une autre solution différente, qui [consiste] à répartir les actions entre les foyers fiscaux, les Français, c’est-à-dire ceux qui, en fait, avaient permis les nationalisations, puisque c’est avec l’argent des Français que l’on avait pu payer les actions au moment des nationalisations.

Mégret, quant à lui, développe les principes qui sous-tendent cette proposition de « capitalisme populaire »

« A nos yeux, [les dénationalisations] n’ont d’intérêt que si elles correspondent à un changement de fond dans notre société ;
elles n’ont de sens que si elles permettent de déboucher sur un nouveau type d’économie .
Or ce nouveau type d’économie ne naîtra pas d’un transfert abstrait, en quelque sorte, d’actions entre détenteurs du capital ;
il n’apparaîtra que s’il est l’occasion d’un changement majeur dans les comportements de nos concitoyens,
que si l’on tourne le dos à quarante-cinq ans d’étatisme croissant,
que si l’on fait reculer les comportements d’assistance,
que si l’on développe, dans notre pays, un attrait véritable pour l’entreprise, pour le goût du risque et de l’initiative. »

« Les socialistes veulent les concentrer entre les mains de l’État . Ce n’est pas bon .
Mais il n’est pas bon non plus que ces richesses soient concentrées entre les mains de quelques grandes oligarchies privées.
Nous sommes donc partisans que la privatisation soit l’occasion de créer ce capitalisme populaire que nous appelons de nos vœux. »
(« Une vieille lune ! » s’exclamera un député socialiste ; « Comme en Angleterre ! » dira un autre.)

Très actif sur la question, Mégret va s’employer à réfuter une par une les objections.

Première objection : « techniquement, ce n’est pas possible ! ».

À cela mégret  répond :
« Est-il techniquement davantage possible de privatiser par le seul recours du marché financier soixante-cinq entreprises majeures en moins de cinq ans ? Quand on connait les difficultés que la Grande-Bretagne a rencontrées pour privatiser ses entreprises, on peut en douter. En réalité, monsieur le ministre, il s’agit-là d’un choix politique . Si vous en avez la volonté politique, vous trouverez les solutions techniques. »

Deuxième objection : « remettre gratuitement, ce n’est pas bon, car tout ce qui est remis gratuitement n’a pas de valeur ».

Réponse de mégret :
« C’est faux ! Si l’on vous donne un titre de propriété que vous pouvez revendre contre espèces sonnantes et trébuchantes, il a de la valeur . D’ailleurs il ne s’agirait en l’occurrence que de la restitution par l’État aux Français d’un bien qui leur appartient et qui leur a été ponctionné par une pression fiscale excessive. » (« Et quand ils le revendront, ce sera quoi ? / un député socialiste )

Troisième objection: « cette procédure créerait des incertitudes quant au contrôle des sociétés privatisées ».

mégret répond en deux temps :
1) « Est-on certain que les procédures que vous envisagez seront plus solides de ce point de vue ? » [cf. réponse à l’objection 1] ;
2) « Rien n’empêche de mettre des garde-fous, de regrouper les actions dans les fonds communs de placement, de faire cette privatisation progressivement, en rendant, par exemple, les actions négociables par palier.

AMBIANCE(S)

1. « S’ils pouvaient se retirer sous leur tente, ceux-là ! »

L’ambiance se durcit au cours de ces neuf séances.
« Je tiens à souligner l’intolérance d’un groupe qui révèle son vrai visage !, dit un député socialiste -BASSINET – , provoquant par là-même des » exclamations sur les bancs du « groupe Front national / R.N. »
« Monsieur le président, peut-on faire taire les braillards ? » dira le même député empêtré dans une dispute avec les députés frontistes. Ce à quoi il s’entendra répondre : « Bassinet nous bassine ! »

Il faut dire que les députés frontistes multiplient les « rappels au règlement »

C’est ainsi que GOLLNISCH met en cause deux « coutumes » de l’Assemblée :
1) le fait que les réunions des commissions se déroulent en même temps que la séance plénière ;
2) la possibilité donnée aux groupes de déléguer à ses membres présents le soin de faire voter l’ensemble de leurs collègues, en tournant les clefs que ceux-ci laissent sur leur pupitre.
Pour lui, ces deux coutumes « contribue, malheureusement, au discrédit de nos institutions et de la représentation nationale ». (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national. – Interruptions sur les bancs des groupes du R.P.R. et U.D.F. : )

DESCAVES, quant à lui, accuse le président de séance de faire preuve de  discrimination  entre les groupes parlementaires en autorisant certains orateurs à répondre au Gouvernement et en refusant cette possibilité aux députés du groupe FN.  (« Malgré tout le respect que je vous dois, monsieur le président, je considère que vous nous avez désavantagés . / Un député socialiste s’offusque « C‘est la première fois que je vois mettre en cause un président de séance ! »)

Ces incidents de séance donne à la séance un tour « homérique » tant et si bien que le président de séance va devoir payer de sa personne – et de son humour ! – pour détendre l’atmosphère :
« Messieurs, vous n’êtes pas les héros d’Homère qui, rappelez-vous, s’invectivaient et se lançaient ensuite leur javelot . […] Généralement, d’ailleurs, ces combats de l’Antiquité ne faisaient pas beaucoup de morts . Quand l’un lançait son javelot, l’autre l’esquivait, puis invectivait à son tour, avant de lancer le sien. De grâce, puisque vous n’êtes pas les héros d’Homère, ne vous invectivez pas !  (Sourires.).

« S’ils pouvaient se retirer sous leur tente, ceux-là ! » va renchérir un député communiste, provoquant , à son tour- des « sourires » sur tous les bancs ( sauf, bien évidemment, sur les bancs du groupe F.N. !)

Un tel épisode montre bien combien l’attitude – voire la simple présence – des députés frontistes provoque l’exaspération d’une (grande ?) partie de l’Assemblée.

2. quand les députés F.N. se livrent à des attaques « ad hominem » [AUROUX]

Le « Bassinet nous bassine ! » nous renvoie à des altercations qui prennent la forme de véritables attaques  ad hominem.

C’est le cas – par exemple – lors de cette altercation entre plusieurs députés F.N. et AUROUX – qui fut ministre sous MITTERRAND et fit voter plusieurs lois visant à étendre les droits des travailleurs dans l’entreprise.

M. François Bachelot [FN] . Vous êtes, monsieur Auroux, le vrai responsable ! Trois millions de chômeurs, c’est vous !
M. Yvon Briant [FN]. Et il est content !
M. Jacques Peyrat [FN]  .Vous avez coulé les entreprises française, monsieur Auroux, et vous êtes content !
M. François Bachelot [FN]  .Elles ont sombré à cause de vous. monsieur Auroux !
M. Jean-Pierre Reveau [FN] . Vous riez de trois millions de chômeurs !
M. le président .Messieurs, je vous en prie ! […] Veuillez poursuivre, monsieur Auroux !
M. Jean Auroux .Monsieur le président, j’invite ceux qui s’agitent à l’extrême droite à se souvenir que si l’on veut gouverner les autres, il faut apprendre d’abord à se gouverner soi-même ! (Vives protestations sur les bancs du groupe Front national.)
Plusieurs députés du groupe socialiste .Très bien !
M. Yvon Briant .Vous n’avez pas honte de dire cela avec vos trois millions de chômeurs !
[…]
M. Jean Auroux. Si vous me le permettez, je citerai un aphorisme : les chiens aboient la caravane passe. (Vives protestations sur les bancs du groupe Front national.)
M. Jacques Peyrat . Le chien, c’est vous, vous avez tué l’économie française.
M. François Bachelot . Que l’insulte et le mépris lui vont bien !
M.le président . Mes chers collègues, je ne pense pas que vousgrandissiez l’institution parlementaire avec des propos de ce genre.

L’intervention du président ne suffit pas à calmer les esprits.

[Plus tard dans le débat]
M. Pascal Arrighi [FN] Au lieu de s’élever à un débat d’idées, M . Auroux, a traité par le mépris des collègues qui ont un titre égal au sien à siéger dans cette assemblée et, sous couleur de rapporter un aphorisme, a tenu des propos injurieux. (Protestations sur les bancs du groupe socialiste.) Je lui dirai ceci : oui, monsieur Auroux, vous avez siégé cinq ans au Gouvernement . Vous avez eu des responsabilités qui n’étaient pas négligeables.
M. Jean Auroux . Merci !
M.Pascal Arrighi . … dans ce gouvernement ..
Un député socialiste. Tout à fait !
M . Pascal Arrighi . … et je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un qui a gouverné le pays tienne des propos de ce genre.

Ce denier  échange est particulièrement typique de la façon dont les députés frontistes sont capables de renverser une situation et de se porter comme victimes alors que c’est eux qui ont attaqué.

3. du passé faisons table rase ?

Plusieurs échanges inscrivent ce débat dans une perspective historique.

À plusieurs reprises, les députés frontistes vont faire appel à l’histoire non pas pour la glorifier, mais pour remettre en question « l’héritage » ( en vrac :  de GAULLE, Pétain, la Résistance …) et s’autoproclamer garants de la « modernité »

Un député socialiste [Bassinetse référant aux ordonnances de 1945]. Faut-il rappeler qu’il s’agit de l’œuvre du Conseil national de la Résistance ? […] L’esprit de la Résistance animait tous ceux qui ont usé se lever pour lutter contre l’ennemi, à un moment où ce n’était pas facile . Exclamations sur les bancs du groupe du Front national /R .N..)
M.Yvon Briant . Où étiez-vous ?
M.François Bachelot . Ils n’étaient pas nés.
M. Philippe Bassinet . Pour l’esprit de la Résistance, il n’y a aucun monopole dans les groupes de cette Assemblée.
M. François Bachelot . Tu y étais, pépé ? »

Même si certains relativisent cette rupture avec le passé (« Celui qui vous parle a, quand il avait vingt ans, lutté contre la dictature, sans uniforme et avec uniforme. » [ARRIGHI]  … « La Résistance, messieurs, j’y ai participé . La guerre, je l’ai faite. » [HOLEINDRE]), les députés frontistes ont le sentiment d’apporter « un bol d’air considérable » dans cette Assemblée de cohabitation. Par leur seule présence dans l’hémicycle, ils ont l’intime conviction de contribuer à une accélération de l’Histoire.

« Le fond du débat, quel est-il ? J’ai entendu tout à l’heure le ministre demander qui devait revendiquer l’héritage – de Gaulle ou pas. Nous vous disons, nous : nés en 1940, Pétain ou de Gaulle, ce n’est plus notre affaire ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du Front national /R .N./. Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)
Un bol d’air considérable nous arrive . Nous n’allons pas réfléchir dans le cadre d’une économie d’assistés, de post-guerre un cadre que vous avez imposé jusqu’à ces années-ci ! » [BACHELOT]

« La guerre, c’était il y a quarante-cinq ans . Le chômage, c’est aujourd’hui. » conclura HOLEINDRE.