I-06 : « hold-up constitutionnel » et « Yalta social »

Lassé de l’obstruction des socialistes et des communistes et pressé d’ouvrir d’autres chantiers, d’autres débats, le Premier ministre a décidé de recourir au 49-3 et d’engager sa responsabilité.Les députés FN sont très remontés contre cette procédure qui va les priver de temps de parole supplémentaire.

AMBIANCE(S)

 

1. Une défection dans le groupe Front national

À noter une première défection dans le groupe Front national, celle de CHAUVIERRE, député du Nord, maître de conférences, ancien membre du R.P.R.

2.l’altercation MARTINEZ/JOXE

Les attaques ad hominem se poursuivent. La cible d’aujourd’hui  : des personnalités extérieures à l’Assemblée exerçant des responsabilités dans les syndicats.
Aujourd’hui, c’est MARTINEZ qui est à la manœuvre.

« En 1916, la Chambre refuse les pleins pouvoirs à Briand. Clemenceau l’emporte sur les armées des Empires centraux sans article 16, sans décrets-lois, sans pleins pouvoirs. Vous, monsieur le Premier ministre, vous n’affrontez que les troupes clairsemées des hommes du paléolithique derrière M. Krasucki ; vous affrontez les « babas cool » post-soixante-huitards aux côtés de M. Edmond Maire ; vous affrontez les papys Mougeot cacochymes, énurésiques et impuissants de M. André Bergeron (Rires),et pour vaincre tout cela vous avez besoin de pleins pouvoirs, de la loi d’habilitation ! »

S’il est un public pour rire de ces vils propos, JOXE n’en fait pas partie. Lui qui fut ministre de l’intérieur sous MITTERRAND ne veut pas laisser passer de tels injures. Il demande la parole pour un rappel au règlement :
« Tout à l’heure, M . Martinez a tenu des propos qui, sur certains points, étaient inacceptables . S’exprimer comme il l’a fait à l’égard de certaines organisations syndicales ou de leurs dirigeants témoigne d’une bassesse, d’une vulgarité d’expression et de pensée et, pour tout dire, d’un comportement antidémocratique (Protestations sur les bancs du groupe Front national.) en comparaison duquel les prétendus rappels au règlement de M. Le Pen et de ses amis apparaissent comme une imposture. »

Le jugement est sans appel – et traduit sans doute l’opinion de plus d’un député :
« Nous commençons à être fatigués d’entendre les représentants du groupe Front national se poser en défenseurs de la démocratie I »

MARTINEZ demandera la parole en fin de séance ( comme l’autorise le règlement) pour un « fait personnel ».« J’observe que, dans son rappel au règlement aussi curieux que hargneux, M. Joxe, dont je ne sais s’il est intervenu au nom de son groupe ou de sa centrale syndicale (Protestations sur les bancs du groupe socialiste), s’est cru toujours chargé de la police. Il voudrait réprimer ses collègues avec l’ardeur qu’on ne lui a pas connue pour réprimer les trafiquants de drogue, les délinquants … ceux qui portent atteinte à l’intégrité de la République qui allaient s’entrainer en Libye.
(Applaudissements sur les bancs du groupe Front national . – Exclamations sur les bancs du groupe socialiste : « Ce n’est pas vrai !  … « Ce n’ est pas possible d’entendre ça ! » … « C‘est honteux ! » … « Nous n’avons pas de leçons à recevoir ! »  )
Et tout cela, parce que M. Joxe a conduit la politique idéologique qui a été la sienne . Alors, des leçons de droit de M . Joxe, non ! (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

 

3. des rappels au règlement en série

Lorsque JOXE fait allusion aux « prétendus rappels au règlement de M. Le Pen et de ses amis », ce n’est sans raison, puisque trois députés frontistes vont utiliser cette procédure au cours des deux séances.

Mégret s’en prend – une fois de plus – à l’absentéisme des députés
– M. Bruno MégretJeune député, c’est la première fois que je m’exprime à cette tribune, et je voudrais dire à quel point je suis scandalisé (Un député socialiste : « C’ est vrai ? »)  de voir combien cet hémicycle est vide, alors que nous avons à traiter d’un problème capital pour l’avenir de notre pays . Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.) J’observe que les membres de notre groupe ici présents représentent à eux seuls presque la moitié des députés en séance . (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
– Un député communisteVous comptez mal !
– Un député socialiste. Et la qualité est aussi importante que la quantité !

LE PEN, quant à lui, en veut au ministre qui n’a pas attendu pour prendre la parole que le second orateur du Front national [BRIANT] se soit exprimé.
« Avec toute la courtoisie due à nos hôtes [sic !] du Gouvernement, je tiens tout de même à rappeler que nous sommes non pas un lit de justice mais le siège de a souveraineté nationale, dont chaque député détient une part. […] Mais j’ai bien compris, à son discours, que son siège était fait à l’avance et que les argumentations développées par la représentation nationale n’avaient pas une grande importance à ses yeux . »(Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)
(Réponse du ministre :  « Monsieur Le Pen, je vous rappelle qu’en vertu de l’article 31 de la Constitution, le Gouvernement peut prendre la parole quand il le demande. »)

Et ce sera au tour de STIRBOIS de dénoncer l’attitude « scandaleuse et sectaire » du président de la commission qui a empêché un député FN de prendre la parole sous prétexte que ses arguments avaient déjà été développés.
« Par ailleurs, tous les groupes n’appartenant pas à la majorité ont été une fois de plus dans l’obligation de quitter une séance de cette commission devant les attitudes répétées, scandaleuses et sectaires d’un président de commission beaucoup mieux à sa place comme secrétaire général du R.P.R. Je pose donc la question : les commissaires de la commission des lois ont-ils encore quelque utilité ? » (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.)

 

AU FOND

 

1. Les raisons de ne pas soutenir le Gouvernement (1) : le « hold-up constitutionnel » [MARTINEZ]

« Est-il sérieux de vous livrer à un [tel] hold-up constitutionnel ? » .

Le député qui s’exprime ainsi n’est autre que le MARTINEZ dont nous venons de découvrir un aspect de l’art oratoire. Mais ce dernier  – professeur agrégé de droit public et de sciences politiques à l’université de Paris II ( c’est ce qui figure sur la notice de présentation des députés) – est également de développer une argumentation très poussée sur « le couplage contre nature » de l’article 38 (ordonnances) de l’article 49-3 (vote sans débat consécutif à un engagement de responsabilité du Gouvernement. Son intervention est un véritable cours de droit constitutionnel.

Résumé.

« En utilisant les ordonnances dans les vastes domaines économique et social, vous perturbez l’équilibre constitutionnel, vous perturbez la répartition des compétences qui avait été prévue par la Constitution, vous faussez le régime parlementaire, vous touchez au pilier parlementaire de la Constitution, comme, avec la cohabitation, vous avez touché au pilier présidentiel. »
En effet
« l’article 38, qui prévoit les habilitations, est une dérogation, une restriction . Dès lors, il est d’interprétation stricte : on ne peut pas aller au-delà de ce que sa lettre prévoit.
L’article 38 est [donc] exclusif de l’utilisation de l’article 49, alinéa 3. »

« La solennité du terme « ordonnance«  montre bien que cette procédure n’a pas été prévue pour une utilisation habituelle, fréquente . […] Si le recours aux ordonnances – et c’est ce que vous êtes en train de faire – se banalisait, avec le large pouvoir réglementaire de l’article 37 et le très étroit pouvoir législatif de l’article 34, que resterait-il au Parlement ? Plus rien ! »

La rigueur de l’exposé laisse place, par moments, à des embardées langagières quelques peu surprenantes dans la bouche d’un professeur d’université.
Passe pour le « hold-up Constitutionnel ».
Dans la même veine, on trouve une référence à un « « Tchernobyl«  constitutionnel » (« En abusant de l’article 38 de la Constitution, comme d’autres abusent des centrales nucléaires, c’est un véritable « Tchernobyl«  constitutionnel que vous provoquez ! (Rires sur les bancs du Front national) Vous polluez tout l’espace normatif. »)
A un autre moment, laddition des articles 38 et 49, alinéa 3 sera comparée à « l’accouplement de Talleyrand et de Fouché. »
Plus loin, il est dit que cet « accouplement » va engendrer « une sorte de monstre constitutionnel, la trisomie 86 : le mongolisme constitutionnel »

Et cela va se terminer par des plaisanteries de corps de garde :
« En fait, monsieur le ministre d’État, monsieur le Premier ministre, vous arrachez vos ordonnances, comme certains arrachent des faveurs qu’on leur refuse. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la loi est du genre féminin : elle ne peut pas être prise à la hussarde, comme de la soldatesque . »

à chaque fois, le Compte rendu indique : (« Rires – ou sourires, selon les cas – sur les bancs du groupe Front national. »)

D’où une hypothèse : si des notables comme MARTINEZ se livrent à telles outrances langagières, n’est-ce pas parce que nouveaux au FN, ces députés éprouvent le besoin de se faire valoir auprès du groupe – et, en particulier auprès du « président » LE PEN –

 

2. Les raisons de ne pas soutenir le Gouvernement (2) : le « Yalta social »

MARTINEZ et Mégret se sont réparti le travail de sape du projet gouvernemental : le premier s’attaque à la procédure, le second au contenu même du projet.

Beaucoup de choses ont été dites lors des séances précédentes : méconnaissance par le Gouvernement qui se concentre sur les problèmes économiques des vraies priorités et des véritables enjeux, secteur public hors champ, refus de suppression du monopole de l’A .N.P.E. et des dénationalisations de Sacilor, Usinor et Renault, absence de mouvement de capitalisme populaire, refus de prendre en compte la « préférence nationale » en matière d’embauche et de licenciement …

Mégret commence par deux constats :
1) « Je voudrais dire à quel point je suis scandalisé de voir combien cet hémicycle est vide, alors que nous avons à traiter d’un problème capital pour l’avenir de notre pays . (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.) J’observe que les membres de notre groupe ici présents représentent à eux seuls presque la moitié des députés en séance . (Applaudissements sur les mêmes bancs.).

2) Dans l’opinion, c’est la « morosité », l’« indifférence » qui domine … « parce que personne ne croit à la privatisation effective de ces soixante-cinq sociétés »

Puis il se met en devoir de dire ses quatre vérités au Gouvernement :

« Ce projet de loi ne conduit pas à la rupture avec le socialisme. »
« Ce n’est pas un libéralisme triomphant que vous nous proposez, mais un libéralisme asthmatique. »
« Vous ne tranchez pas le nœud gordien de l’administration. […] Pour ne pas vous enliser dans la bureaucratie, il vous aurait fallu prendre de l’élan . Avec ce projet de loi, vous n’en prenez aucun, et vous allez vous embourber ! »
« Vous voulez construire le libéralisme à partir de l’État au lieu de le faire autour de l’entreprise. »
« Le libéralisme Balladur, à peine sorti du four électoral, va retomber comme un soufflé raté . (Applaudissements  sur les bancs du groupe Front national.) Dommage pour la France ! »
« Vous aviez des munitions pour tirer de grandes salves libérales et vous avez tiré des cartouches à blanc. »
« Vous avez parlé de renouveau, mais le seul renouveau que vous pouvez nous servir, monsieur le Premier ministre, c’est un « Canada Dry«  de renouveau. Cela a la couleur du renouveau mais ce n’en est pas ; cela a l’odeur du renouveau, mais ce n’en est pas. »
« Nous critiquons ce projet de loi d’habilitation car nous le jugeons trop hésitant, souvent flou et sacrifiant l’opportunitédes réformes essentielles que la France attend aux délices tyranniques du statu quo économique et social. » [là, c’est BRIANT qui parle]
« Vous préférez le « Yalta social« , le statu quo des institutionnels, la chape de plomb des appareils (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national.) C’est dommage pour la démocratie et pour la France. » [Mégret]

Le procès est sans appel.

Mais alors, ne cesseront de dire les députés socialistes et communistes … « Votez la censure ! »

 

3. Les raisons de ne pas voter la censure (1) : Le refus de faire le jeu des socialo-communistes »

« La France s ‘est engluée trop longtemps dans la perversion de l’étatisme . […] Nos trois millions de chômeurs – sont la preuve irréfutable de l’échec des recettes interventionnistes, socialistes ou social-démocrates. »]

Donc, pas question de se compromettre avec cette gauche qui est responsable de la situation difficile où se trouve la France.

D’ailleurs – ajoute Mégret – « nous avons voté cent seize fois avec votre majorité pour repousser les amendements de la gauche. […]
Nous refusons d’être ramenés au rang d ‘ une opposition systématique, donc stérile . Faites ce reproche, monsieur le Premier ministre, aux membres du parti communiste et du parti socialiste qui ont mené dans cet hémicycle une bataille d’amendements dont le seul but était de conduire le Gouvernement à utiliser l’article 49-3 . »

(Perfide, l’orateur ajoute : «  Je leur concède d’ailleurs qu’ils sont à ce jeu des enfants de chœur en comparaison des baroudeurs de l’obstruction qui étaient montés en première ligne au cours de la précédente législature, lors du débat sur les nationalisations . »)

 

4. Les raisons de ne pas voter la censure (2) : ne pas compliquer la tâche du Gouvernement.

Pour justifier le recours aux ordonnances et au 49-3, le Gouvernement invoque « l’excuse de la rapidité », « celle de la nécessité ». Mais – pour MARTINEZ – « ce ne sont que fausses raisons ».

Les vraies raisons, il faut les chercher dans la cohabitation.
« Au lieu d’une grande politique s’appuyant sur une grande majorité de droite . vous avez préféré le jeu byzantin de la cohabitation avec un Président socialiste. Vous vous êtes condamnés aux faux-semblants et au double jeu . C’est votre choix, mais c’est dommage pour la France. » [Mégret

Mais …

« malgré votre refus incessant [Mégrets’adresse au Premier ministre] de prendre en compte les aspirations des trois millions d’électeurs que nous représentons » « notre intention . n’est pas aujourd’hui de vous empêcher de prendre vos responsabilités vis-à-vis de notre peuple et c’est pourquoi nous ne voterons pas la motion de censure. ». (« Oh ! » sur les bancs des groupes socialiste et communiste .)

 

5. Les raisons de ne pas voter la censure (3) : l’auto proclamation du FN comme « conscience politique » de la droite

NI censure Ni soutien.

« Là, monsieur le Premier ministre – c’est BRIANT qui l’interpelle – , se trouve en réalité toute la différence entre une opposition socialo-communiste et une opposition de droite qui, bien plus qu’une force de contestation ou de réaction, agit comme une conscience politique. […]
Il serait trop facile et trop confortable pour l’ensemble de la classe politique, de nous inscrire définitivement comme une oppositionqui, à force d’être présentée comme systématique, en perdrait toute crédibilité. […]
[D’ailleurs] notre présence, notre travail et le caractère constructif de nos propositions en séance ont conduit progressivementnombre de nos collègues des autres groupes à reconsidérer l’ostracisme que l’on nous témoignait jusqu’alors. »

 

FINAL

Donc – Mégret nous l’a dit : les députés frontistes ne voteront pas la censure. Et cela malgré la liste impressionnante des critiques faites au gouvernement CHIRAC-BALLADUR.

 

Un député socialiste. Tout cela pour en arriver là !

Le député communiste. Bonnet blanc et blanc bonnet !
Un autre député socialiste. C’est ridicule !
Plusieurs députés du groupe socialiste . A plat ventre, le Front national !
Le député communiste. Mégret, ce n ‘ est pas Les Cinq dernières minutes !
M. le président. Mes chers collègues, je vous en prie, laissez conclure M . Mégret.
M. Bruno Mégret. Mais nous n’entendons pas que notre absence de vote soit interprétée comme un soutien à votre texte, à votre politique, à la manière dont aujourd’hui vous dessaisissez l’Assemblée nationale de ses légitimes prérogatives.
C’est pourquoi, pour ne pas nous laisser enfermer dans la procédure de l’article 49-3, pour marquer symboliquement notre refus de la censure et notre refus de soutenir la politique du Gouvernement, le groupe Front national au grand complet vamaintenant, monsieur te Premier ministre, quitter l’hémicycle . (Exclamations sur les bancs des groupes socialiste et communiste.)
Un député socialiste. Quel mouvement de masse !
Un député du Front national. Efforcez-vous donc d’être plus présents que nous !
Le député communisteIls sont payés par Moon !
Un autre député du Front national [LE PEN]. Vous faites du bruit comme 215, mais vous n’êtes que 20 !
Un troisième député du Front national. Nous, on veut du travail pour les Français d’abord ! Bonsoir ! (Rires et exclamations sur les bancs des groupes socialiste et communiste .)
Un député socialistePartez donc et ne revenez plus !

« Partez donc et ne revenez plus ! » … ils reviendront …