« L’État finance la mort ! » … Nous avons vu dans la chronique précédente [II-02] que le groupe Front national a défendu un amendement visant à réduire les crédits affectés à la santé. En fait, à travers cet amendement , c’est l’I.V.G. qui est dans la ligne de mire. Plus précisément, la proposition du groupe FN vise à instituer un « droit à l’objection de conscience en matière d’avortement.
AMBIANCE
trois amendements en débat
Le président.
Je suis saisi de trois amendements identiques. L’amendement n° 37 est présenté par M. Savy [RPR] ; l’amendement n° 54 est présenté par Mme Piat et les membres du groupe du Front national; l’amendement n) 87 est présenté par M. Martinez.
Ces amendements sont ainsi rédigés :
« Réduire de 200 millions de francs les crédits concernant la santé et la solidarité nationale . »
La parole est à M. Bernard Savy, pour soutenir l’amendement n° 37 [il s’agit d’un amendement déposé à titre personnel] .
M. Bernard Savy. Je voudrais apporter une contribution supplémentaire à l’allégement des charges de l’État en proposant une réduction de crédits de 200 millions de francs, somme qui est loin d’être dérisoire, M. le ministre du budget ne me contredira pas.
Mon amendement vise à supprimer au chapitre du ministère de la santé et de la solidarité nationale la ligne correspondant au remboursement aux organismes de sécurité sociale des dépenses afférentes à l’interruption volontaire de grossesse. […] Ce budget serait bien plus utilement employé à venir en aide aux chômeurs, et notamment aux jeunes, ou aux petits retraités, par exemple . (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national [R.N.] et sur plusieurs bancs des groupes du R .P.R et U.D.F.)
La parole est à Mme Piat, pour soutenir l’amendement n° 54.
Mme Yann Piat. J’abonde dans le sens des propos de M. Savy. […] Si vous ne voulez pas laisser vivre les Français à naître, ayez au moins la décence de ne pas en faire supporter le coût aux familles qui, elles, assument la charge d’élever les Français de demain l (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national [R.N.]).
D’où l’amendement déposé par le groupe F.N. – identique à celui de SAVY. Mais, considérant sans doute que l’amendement a peu de chances d’être voté, Mme PIAT fait une proposition subsidiaire qui se présente comme un additif à l’amendement de départ et qui vise à instaurer un « droit à l’objection de conscience en matière d’I.V.G. » :
« Tout objecteur de conscience en matière d’I .V.G. aura la possibilité de soustraire de ses impôts une somme forfaitaire annuelle correspondant à celle qu’il aurait à payer pour sa contribution aux frais d’I.V .G. et de faire don à une des associations dont l’objet social est la défense de la famille et de l’enfance . »
(Applaudissements sur les bancs du groupe Front national [R.N.]./ Une députée socialiste : « Vous ne connaissez rien aux problèmes des familles ! »)
La parole est à M. Jean-Claude Martinez, pour défendre l’amendement n° 87.
M. Jean-Claude Martinez. II y a ici une majorité prête à voter cette suppression de 200 millions de francs. M. Michel Debré me murmure : « C’est exact ! » Quelle caution !
Mais le député frontiste sait que cette caution ne servira pas à grand-chose.
« Je sais, monsieur le ministre du budget, que vous voulez recourir à l’article 44, alinéa 3 de la Constitution [vote bloqué sur l’article en incluant uniquement les amendements retenus par le Gouvernement] . Laissez donc nos collègues vivre leur vie de parlementaires ! Laissez-les voter, laissez-les s’exprimer, surtout lorsqu’il s’agit de Michel Debré, ancien ministre des finances, prestigieux et père fondateur de la Constitution ! Vous ne pouvez pas, monsieur Juppé [ministre du budget] , utiliser l’article 44, alinéa 3, ce ne serait pas moral I (Applaudissements sur les bancs du groupe Front National R.N.J.)
M. le président. Quel est l’ avis de la commission sur ces trois amendements identiques ?
Le rapporteur. La commission des finances a repoussé ces trois amendements identiques.
M . le président . Quel est l’avis du Gouvernement ?
M . le ministre chargé du budget [juppé]. […] Conformément aux engagements qu’il a pris, le Gouvernement est en train de réfléchir à ce que pourrait être une véritable politique de la famille répondant aux besoins démographiques de notre pays. (Interruptions sur les bancs du Front national : « Réfléchir ! Réfléchir ! » … « Cela fait vingt ans qu’il réfléchit ! »).
II a l’ intention, avant l’été, de proposer au Parlement, [des mesures] en faveur des familles. […] . C’est donc, à ce moment-là que le débat souhaité par M . Martinez pourra avoir lieu, aussi longtemps que l’Assemblée le désirera, et non par le biais d’une réduction de crédits de 200 millions de francs. [En fait, ce débat sur l’I.V.G. n’aura pas lieu.]
En l’ état actuel des choses, le Gouvernement n’est pas favorable à l’adoption de ces trois amendements identiques. Je demande en application de l’article 44, alinéa 3 de la Constitution que l’Assemblée statue par un vote unique sur l’article 8. [ce qui signifie qu’il n’y aura pas de vote sur aucun des trois amendements.]
La parole est à Mme Roudy, contre les amendements.
Mme Yvette Roudy [PS] . Voici donc trois amendements qui demandent la suppression des crédits destinés à rembourser l’I.V.G., soit 200 millions de francs. La raison invoquée est le souci d’économie, mais on nous propose en fait de revenir sur un droit durement conquis, sur une mesure difficilement arrachée en 1982 et parachevant un travail législatif qui s’est étalé sur plus de quinze ans et a donné lieu à des débats douloureux, pénibles et déchirants . Il vaudrait beaucoup mieux ne pas rouvrir ce débat, ni maintenant ni plus tard.
La parole est à M. Paul Mercieca .
M . Paul Mercieca [PC]. Ces trois amendements constituent une véritable insulte au droit des femmes et des couples d’avoir ou non des enfants. Il traduit la volonté de représentants de la droite et de l’extrême-droite d’en finir brutalement avec les acquis sur le développement de la contraception que les femmes ont obtenus par de longues années de lutte. […] Ces amendements nous ramènent aux années où l’obscurantisme le plus sordide tenait lieu de politique d’interruption volontaire de grossesse […] [C’est le] retour des idées ultra-réactionnaires qui ont jadis fait la richesse des mandarins de la contraception clandestine, pour le plus grand malheur des femmes contraintes d’adopter de telles solutions. […]
[Nous allons déposer une proposition de loi] : ce sera la meilleure réponse aux basses manœuvres du Front national (Exclamations sur les mêmes bancs.) et de certains hommes de droite […] Face à cet obscurantisme brutal, nous opposons le progrès, la tolérance et la liberté. (Rires sur les bancs du groupe Front national IR.N.])
M. Jean-Claude Martinez. Si votre maman avait demandé le remboursement de l ‘ I .V .G., vous ne seriez pas là!
La parole est à Mme Véronique Neiertz.
Mme Véronique Neiertz [PS]. Je regrette tout d’abord que nous ayons à discuter d’un tel problème au détour d’un article du collectif budgétaire. Je trouve cela déplacé !
M . Barnard Savy. Deux cents millions, c’ est beaucoup !
Mme Véronique Neiertz. La loi du 31 décembre 1982 a permis que soit remboursée par la sécurité sociale l’interruption volontaire de grossesse.
M. Michel Debré . C’ est un crime !
Mme Véronique Neiertz. Cela honore la gauche d’avoir voté cette loi et d’avoir ainsi répondu à l’immense détresse des femmes qui sont obligées d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. Pour toute femme, c’est en effet une immense détresse, mais je ne sais pas si vous pouvez comprendre cela, messieurs !
M. le président. A la demande du Gouvernement et en application de l’article 44, alinéa 3, de la Constitution, je mets aux voix par un seul vote l’article 8.
Nombre de votants 575 Nombre de suffrages exprimés 575 Majorité absolue 288
Pour l’adoption 290 Contre [PS+PCF+FN] 285 L’Assemblée nationale a adopté . (Applaudissements sur les bancs du groupe du R .P.R .)
L’Assemblée a adopté l’article. Mais de justesse. Et surtout, elle a évité de faire le compte des députés qui auraient voté l’un ou l’autre de ces amendements ouvertement anti-I.V.G.
Plus tard, au moment du débat sur la motion de censure, GOLLNISCH reviendra sur ce vote :
« Vous vous êtes prononcé contre l’amendement tendant à supprimer la subvention que, par sécurité sociale interposée, vous versez à l’avortement, amendement défendu avec beaucoup de talent par notre collègue Mme Yann Piat, mais aussi par le docteur Savy qui siège sur vos bancs et qui peut mesurer aujourd’hui quel soutien trouvent auprès du Gouvernement ceux qui sont en faveur d’une politique de la vie I »
AU FOND
Que retenir de cet ersatz de débat ?
I.V.G. et politique de la famille
À plusieurs reprises, la question de l’I.V.G est mise en relation avec la politique de la famille :
– le ministre dit qu’il va « proposer au Parlement, [des mesures] en faveur des familles »
– Mme PIAT parle des familles» « qui, elles, assument la charge d’élever les Français de demain »
– les amendements prévoient que les sommes soustraites de l’impôt par les « objecteurs de conscience de l’I.V.G. » feront l’objet d’un don « à l’une des associations dont l’objet social est la défense de la famille et des enfants ».
En amont, le débat porte sur la question de la natalité qui – c’est MMe PIAT qui l’affirme – « est une des causes de la dénatalité dans notre pays ».
[Contra]
Mme Véronique Neiertz. Quant aux arguments natalistes, lisez un peu les articles de nos démographes, qui comptent parmi les meilleurs du monde. Pas un seul n’affirme que la légalisation de l’avortement dans quelque pays que ce soit ait entraîné une diminution de la démographie
M. Michel Debré. Si Lisez Chaunu !
M. Jacques Bompard[FN] . Et l’Allemagne de l’Est ? Et la Roumanie ?
Mme Véronique Neiertz. La baisse de la natalité est due à l’élévation du niveau de vie dans les pays développés. Monsieur Debré, vous le savez bien, vous qui êtes nataliste en France et prônez la limitation des naissances dans les départements et les territoires d’outre-mer et à La Réunion !
M. Michel Debré. Ce que vous dites est absurde !
« l’aspect matériel »
Mais, revenons à la dernière citation de Mme PIAT : « Depuis l ‘ origine, le Front national a toujours exprimé son hostilité totale à l’I.V.G. […] » La citation se termine par la phrase suivante : « L’aspect moral nous semble plus important que l’aspect matériel ; »
« L’aspect matériel », c’est la dépense inscrite au budget de l’État … et donc imputée au contribuable.
En quoi consiste cette dépense?
« La loi du 31 décembre 1982 a inscrit au nombre des prestations en nature de l’assurance maladie la couverture des frais de soins d’hospitalisation afférents à l’I.V.G. non thérapeutique. Elle a également prévu, dans son article 5, que l’Etat rembourserait aux organismes gérant un régime légal de sécurité sociale les dépenses qu’ils supportent à ce titre. […] Depuis la loi du 22 juillet 1983, ces frais incombent en totalité à la collectivité, c’est-à-dire à chacun d’entre nous . » [PIAT]
SAVY – qui, rappelons-le n’est pas au Front national mais au R.P.R. – soulève deux questions à propos de cette dépense :
« Sommes-nous assez riches pour prendre en charge des décisions individuelles ? Est-il moral de faire jouer la solidarité nationale lorsqu’ il s’agit d’un choix personnel ? » Pour lui, en effet, cette dépense « ne répond pas à une infortune du destin », mais « correspond à une décision personnelle »
Mme PIAT – nous l’avons vu – « abonde en [son] sens » (« Comment tolérer qu’en plus cette I.V .G. coûte des centaines de millions de francs au contribuable français ? »)
MARTINEZ, quant à lui, répond à ces questions en deux temps :
il commence par une déclaration de principe sur la (les) liberté(s) … qui laissera pantois plus d’un député ! …
« La liberté de pensée, la liberté d’opinion et la liberté religieuse existent, et il faut respecter le principe élémentaire selon lequel chacun fait ce qu’il veut de son corps, mais aussi de son argent. » (Un député socialiste : « Et c’est un professeur de droit qui dit ça ! »
… puis, à plusieurs reprises ( au cours de son intervention, mais aussi à l’occasion de ses nombreuses interruptions), – tel Harpagon criant à tous vents «Ma cassette ! ma cassette ! »- il reviendra sur cette question.
Mme Véronique Neiertz. Pour nous, les femmes, […] il s’agit de notre corps, et il n’appartient qu’à nous, il s’agit de notre liberté, et nous en sommes seules juges, et il s’agit de justice !
M. Jean-Claude Martinez. C’est la même chose pour l’argent des autres !
[…]
M. Jean-Claude Martinez. Ce n’est pas vous qui paierez, bien sûr l […]
Mme Véronique Neiertz. C’est aux femmes de faire ce choix ! C’est aux femmes d’en décider ! Elles se sont battues pour cela !
M. Jean-Claude Martinez. Tout à fait ! Mais moi, je ne veux pas payer.
Que voilà des propos intéressés – à défaut d’être intéressants !
Heureusement, Mme ROUDY va remettre un peu de bon sens dans ce débat qui est mal parti !
« Si vous supprimez ces crédits, vous allez créer deux catégories de femmes : les plus favorisées, celles pour qui l’argent n’est pas un problème, trouveront dans des cliniques le confort, la sécurité et la dignité ; les autres, les moins favorisées, attendront le dernier moment pour recourir à l’I.V.G., avec les moyens de fortune d’autrefois, dans les pires conditions d’hygiène et de sécurité. Beaucoup d’entre elles se retrouveront fatalement à l’hôpital, pour un séjour certainement plus long quo celui auquel aurait donné lieu une remboursée.
Vos misérables économies, vous ne les aurez même pas, parce que les frais d ‘hospitalisation augmenteront. »
« l’aspect moral »
Ce que Mme PIAT appelle « l’aspect moral », c’est la défense de « la vie »
« Si vous ne voulez pas laisser vivre les Français à naître, ayez au moins la décence de ne pas en faire supporter le coût aux familles qui, elles, assument la charge d’élever les Français de demain l » (Applaudissements sur les bancs du groupe Front national [R.N.]).
Juppé [ministre du budget] reconnaît que « les auteurs de ces trois amendements ont évoqué l’un des problèmes les plus graves qui puissent se poser puisqu’il s’ agit de la conception que nous nous faisons de la vie et de la mort ».
Mais il ajoute : « Une question qui met en jeu les conceptions et les convictions de chacun ainsi que la dimension éthique que nous donnons à la vie ne peut être débattue et réglée à l’occasion de la discussion d’un article budgétaire. »
Gollnisch l’interrompt : « L’État finance la mort ! »
« L’État finance la mort ! » … Comme si Gollnisch classait les politiques en deux catégories : « ceux qui sont en faveur d’une politique de la vie » [voir plus haut son intervention lors du débat sur la motion de censure] … et ceux qui « financent la mort » … faisant ainsi écho au « C’ est un crime ! » de debré.
L’aspect humain
La phrase de Mme PIAT fait l’impasse sur une autre dimension du problème de l’I.V.G. : la « dimension humaine ».
MERCIECA y a fait allusion (« pour le plus grand malheur des femmes contraintes d’adopter de telles solutions »). Mais ce sont surtout les député(e) socialistes qui vont mettre en avant cette dimension.
Mme Roudy :
« Avant 1974, nous avions, selon l’expression de Mme Veil, une « situation de désordre« . J’ajoute que c’était une situation de scandale, de trafics financiers et d’exploitation de la misère humaine.
[…] Contrairement à ce que certains prévoyaient, les femmes n’ont pas utilisé l’avortement comme moyen contraceptif. En effet, ce n’est pas une partie de plaisir, ce n’est pas un acte auquel on recourt l’esprit tranquille . Les femmes ne sont pas inconscientes ! Elles ont leur mot à dire et, dans leur majorité, elles ont dit ce qu’elles pensaient. Il faut les écouter.
« Pour toute femme, c’est en effet une immense détresse, mais je ne sais pas si vous pouvez comprendre cela, messieurs ! » [Neiertz]
Mme Véronique Neiertz. Pour vous, messieurs, l’interruption volontaire de grossesse, je vous l’ai entendu dire souvent, et encore aujourd’hui, c’est un problème de conscience.
M. Yvon Briant[FN]. Mais non !
Mme Véronique Neiertz. Pour nous, les femmes, il s’ agit de bien autre chose, il s’agit de notre corps, et il n’appartient qu’à nous, il s’agit de notre liberté, et nous en sommes seules juges, et il s’agit de justice ! […] Alors, un peu de pudeur, messieurs ! C’est aux femmes de faire ce choix ! C’est aux femmes d’en décider ! Elles se sont battues pour cela !
Paroles échappées du texte
Désolé ! c’est encore « l’humour » ( !) de MARTINEZ qui fera l’objet de cette rubrique.
Passons sur le très condescendant « Si votre maman avait demandé le remboursement de l ‘ I .V .G., vous ne seriez pas là! » … Revenons plutôt sur les explications qui accompagnent le refus du vote bloqué [voir AMBIANCE(s)/ « Vous ne pouvez pas, monsieur Juppé, utiliser l’article 44, alinéa 3, ce ne serait pas moral ! »
« Je sais, monsieur le ministre du budget, que vous voulez recourir à l’article 44, alinéa 3 de la Constitution.
Laissez donc nos collègues vivre leur vie de parlementaires !
Laissez-les voter, laissez-les s’exprimer !. »
On peut facilement imaginer ce que ressentent ces femmes-députées qui , lorsqu’elles se sont battues – au côté d’une multitude de femmes célèbres ou inconnues- pour le du droit à l’avortement – se sont heurtées à cet inique « Laissez-les vivre ! ».
Mais c’est le rapporteur [VIVIEN/ RPR] qui va remettre MARTINEZ à sa place :
M. Robert-André Vivien. M. Martinez a fait de l’esprit en reprenant l’expression : « Laissez-les vivre I » Lorsque nous avons débattu de l’I.V .G ., nous avons été confrontés à des problèmes de conscience d’une gravité qu’ il ne peut imaginer. C’ était pour ma part la première fois dans ma vie de législateur. Si j’ai voté pour l’I.V.G., ce fut, comme pour nombre de mes collègues, au terme d’un réflexion sérieuse . C’est pourquoi je souhaiterais qu’on se dispense de plaisanter sur ce sujet.
C.Q.F.D. !