Où il est dit, pour terminer (et justifier le titre de l’ouvrage !) que l’Assemblée est le « parloir de la nation » : si la Parole s’affadit, avec quoi la parlera-t-on ?
LE PARLOIR DE LA NATION / Errance 21
Variations autour du « NOUS » des députés …179
Une Assemblée qui assemble …181 La « France », enjeu du débat …183
Le chant des territoires (« talk-about ») …185
« Gloire au pays où l’on parle ! »186
Variations autour du « NOUS » des députés
La première séance de la législature donne lieu à un protocole particulier : les députés nouvellement élus sont assis les uns à côté des autres, selon l’ordre alphabétique. Ils sont là, 577, députés de nulle part, députés d’aucun parti … et il va leur falloir apprendre à « vivre ensemble », à dire « nous ». L’Assemblée, un temps, un lieu où l’on fabrique du « nous » ? Ce n’est sans doute pas la première idée qui vient à l’esprit ; mais c’est une réalité. Une nécessité.
Cela dit,
Il y a … le « NOUS frictionnel » – ou « fractionnel » : c’est celui du repli sur son camp – « camp contre camp » (« Nous roulons pour les Français. ! » … « Nous sommes fidèles à nos engagements !» …). Mais ce NOUS n’existe que si – que dans la mesure où – il y a, en face, un VOUS.
Il y a le « NOUS conventuel » … celui des réseaux et des solidarités transpartisanes.Paragraphe
(« Nous partageons les mêmes soucis capillaires.» … « . Nous sommes de la même région ; cela crée des solidarités ! » … « Le rugby aussi nous rapproche. » …). C’est un « nous » de connivence, d’affinité. Un NOUS terre-à-terre, terrien, charnel. Un NOUS fait de chair et d’os.Un NOUS ponctué de « rires » et de « sourires ». Un NOUS de confrérie, en quelque sorte (d’où l’appellation de « conventuel »). […]
Qu’on ne s’y trompe pas, […] le « groupe-Assemblée » – cet ensemble, tour à tour, fractionnel et conventuel qui se révèle à nous tout au long des débats – ne saurait trouver en lui-même sa raison d’être. En d’autres termes, les députés ne sont pas là pour se faire plaisir (ni pour se disputer à longueur de temps !). Ils sont là parce que d’autres – les citoyens, les électeurs, le TIERS – ont bien voulu qu’ils y soient.Paragraphe
D’où un NOUS composite, complexe – voire confus, dans la mesure où l’on ne sait même plus qui parle et de qui l’on parle. […]
Quand le député dit « nos hameaux », « nos villages » (il en va de même quand il dit : « nos anciens », « nos entreprises ») – à l’évidence – il n’entend pas faire état de gens, de structures qui seraient la propriété des députés eux-mêmes ; il se réfère à une totalité, dont il est le représentant, l’agent unificateur : la nation. Il s’agit là d’un « NOUS fusionnel ». Un NOUS qui dit, qui fait, le LIEN entre « le » député et ses « mandants ». Un NOUS qui intègre, qui agrège, qui rassemble, qui unifie, non seulement la totalité des représentants, mais aussi la totalité des représentés et, en définitive, la totalité des représentants et des représentés. Ce NOUS n’existe que dans/par l’Assemblée. C’est un NOUS qui opère la « fusion » des cœurs – et des intérêts – au sein de la nation. Un NOUS qui révèle, construit, fait exister la nation.
Une Assemblée qui assemble
La nation n’est pas un fourre-tout. Elle n’est pas un grand tout, donné une fois pour toutes, que l’on devrait seulement célébrer, de temps en temps, avec le plus de solennité possible. Elle est addition, assemblage. Elle est construction permanente. Elle est, nous l’avons vu, ce lieu, ce temps où une multitude d’hommes devient une seule personne, où une multitude de territoires se font pays, nation.
Au départ, ils sont 577 députés, venant d’horizons divers (pas assez sans doute !) Chacun d’eux, par ses origines, par son expérience, s’est fait une certaine idée, une certaine image de la France. Et c’est cette idée, cette image qu’il apporte au débat. […]
C’est ainsi que les débats font exister la nation en tant que sujet parlant. (« La France est ici et non ailleurs ! » disait Paul Reynaud. ) […]
Les députés sont dépositaires d’une Parole irréductible qui, dans un indispensable, un indissociable, va-et-vient entre diversité et unité, fait exister la nation, lui donne corps, la « re-présente », la rend « actuelle », « présente ». Pour que la nation existe, pour qu’elle soit « vivable », il faut qu’elle devienne « disable ». Nos députés sont là pour çà !
La nation – « la France » – dont ils parlent, c’est, disent-ils, le « pays réel » … la « France réelle » … la France du « quotidien ». […]
Ils disent : « Ce qui m’intéresse [nous intéresse], ce sont les gens. » …
L’ensemble des « gens », des « mondes » et des collectifs divers, cela donnera : « les Français » […]
Les députés, [pour faire leur « assemblage » ajouteront – les « territoires » … territoires multiples et variés qui, du quartier au « pays », du « pays » à la région, déclinent des noms enchanteurs et qui tiendraient de la carte postale) si, parfois une catastrophe (l’explosion d’AZF à Toulouse/ les tremblements de terre d’Arette), ne venait ramener nos députés à de plus dures réalités …
Des « gens » plus des « territoires » : c’est ainsi que notre Assemblée « assemble » une nation, un pays qui a pour nom « la France ».
La « France », enjeu du débat
[…] Une France bigarrée, pittoresque, une France multiple et variée – « France, ton nom est diversité » ! – … une France contrastée – à éclipse -, qui oscille entre une « France plus » (une « France entreprenante»… « la France qui gagne ») … et une « France moins » … (« la France du déclin » … « la France des oubliés » … et du « mal-vivre » …) …
« France(s) » alternée(s) … « France(s) » d’alternance … « France(s) » croisée(s) …. […]
La France est tout à la fois le sujet qui débat (à l’Assemblée, c’est le « peuple de France » qui parle, par l’intermédiaire de ses représentants) et l’objet dont on débat (l’Assemblée est le lieu où la France se parle, où elle se dit, où elle s’invente, se réinvente.)Paragraphe
La France est l’enjeu même du débat. (« Je crois que nous ne fréquentons pas les mêmes Français, chers collègues de l’opposition. »/ « Nous ne vivons pas dans le même monde ! ») […]
Le fond du problème, c’est que droite et gauche n’ont pas les mêmes électeurs … et que le principe même de la compétition – et de l’alternance – implique qu’il n’y ait pas de « monopole » (« Vous n’avez pas le monopole de la sensibilité aux personnes âgées ! »/ … et donc que tout soit discuté – disputé.
[…]
Ainsi, l’image de la France qui ressort des débats de l’Assemblée est, elle aussi, une image démultipliée, éclatée, fragmentée. ( Cela me fait penser à cette fameuse séquence (finale) du film d’Orson Welles, « La dame de Shanghai ».)
Aucun des éclats, aucun des fragments ne peut, à lui seul, nous donner à voir ce qu’est réellement la France. Mais, si l’on prend du recul et si l’on évite de tourner son regard d’un seul côté (à droite, pour les uns ; à gauche, pour les autres), l’ensemble de ces éclats, de ces fragments peut prendre FORME etSENS.Titre
Le chant des territoires ( « talk-about »
[…] Chaque député a à cœur de mettre en avant les gens qui l’ont élu, le(s) territoire(s) dont il est issu (tantôt pour en vanter les mérites, tantôt pour en dire la désolation), chaque débat fait apparaître de nouveaux territoires, de nouvelles gens.
Un député dit : « Chez nous, on boit ci, on mange çà !» ; un autre lui répond : « Chez nous, on mange ci, on boit çà ! » Un député dit : « Chez nous … » « Si vous parlez avec les gens de chez moi, ils vous diront … »
Cette façon de faire, de dire, la France m’a remis en mémoire une légende australienne racontée par Bruce Chatwin : le « walk-about » ou « chant des pistes » [1] Dans cette légende, il est question des anciens du clan du « Python » qui décidaient, de temps en temps, de chanter, du début à la fin, tout le cycle de chants du clan. Chaque membre du clan étant propriétaire d’un « chant » … et d’un « pays » (les deux forment une seule et même entité), c’est l’un après l’autre que chaque « propriétaire » va chanter son « tronçon » du « pas de l’ancêtre ». Il fallait que chacun le fît – et dans l’ordre – pour que le cycle de chants fût complet et que le pays existât …
Ainsi, au cours du débat, chaque député clame la revendication de son « pays ». […]
Ce « walk-about » ou « chant des territoires » -, je l’appellerai pour ma part « talk-about ».Paragraphe
Et l’ensemble des « talk-about » nous dit la nation.
« Gloire au pays où l’on parle ! »
On peut dire les débats de nombreuses manières.
Comme une mise en scène.Paragraphe
Comme un chant des territoires,
Comme un poème épique, une chanson de geste (« la geste démocratique »). […]
Comme un récit des origines – dans lequel nous retrouverions les figures mythiques du « prêtre », du « chevalier » et du « paysan ».
[…]Paragraphe
Comme une « eucharistie ».
( « Prenez et mangez, dit le député, ceci est le CORPS de la nation, ceci est la CHAIR de la nation … ceci est le sang de la nation, le sang qui lui donne VIE. »)
[Pour ma part], – en écho aux propos, éminemment plus « laïques » que les miens, de Clémenceau : « Gloire au pays où l’on parle ! » [2]-, je dirai l’Assemblée comme le « parloir de la nation »[3] . […]
[Et je dirai] au député – mais aussi au citoyen car, en définitive, on a l’Assemblée qu’on mérite ! – : « Députés, vous êtes le parloir de la nation ; si la parole s’affadit, avec quoi la parlera-t-on ? »Paragraphe
[1] Bruce Chatwin, Le chant des pistes, Grasset, pages 83 à 92.
[2] « Oui, gloire au pays où l’on parle, honte aux pays où l’on se tait. Si c’est le régime de la discussion que vous entendez flétrir sous le nom de parlementarisme, sachez-le, c’est le régime représentatif lui-même, c’est la République sur qui vous osez porter la main.
En ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas nous le permettre. Nous sommes, nous, des républicains, nous acceptons la République, la liberté de parole ici et ailleurs avec tous ses avantages, avec ses périls ; nous la réclamons ; nous la défendrons. » [Georges Clémenceau, Chambre des députés, 4 juin 1988].
[3]À rapprocher de l’expression « parloir aux bourgeois » que l’on retrouve en 1260 pour désigner l’hôtel de ville (de Paris).
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